e théâtre Antoine s’est offert le luxe, assez rare aujourd’hui, d un « spectacle coupé ». Au temps jadis, alors qu’on aimait le théâtre pour lui-même, le « spectacle coupé », c’està-dire se composant de plusieurs pièces de forme variée, était très usuel. Il n’était pas rare de voir des affiches comprenant trois, quatre et même cinq pièces. Ça n’était pas plus déplaisant qu’autre chose, et permettait de prendre du spectacle ce qu’on en voulait. On pouvait, au choix, venir tard, ou s’en aller de bonne heure, suivant son plaisir. Aujourd’hui, on ne s’accommode plus des petits morceaux, on veut quelque chose de plus sub
stantiel, partant, de plus indigeste, des pièces au moins en trois actes, le plus souvent en quatre et cinq actes, sans compter celles en dix tableaux. Ça commence de bonne heure, ça finit tard, c’est parfois cruel, et souvent on n’en a pas pour son argent. Mais qu’y faire ? C’est le « goût du jour », comme eût dit Carie Vernet. Il est certain qu’aujourd’hui le « spectacle coupé » est une anomalie, une originalité, une tentative hardie, et le public dit volontiers, avec une moue de dédain, en lisant les affiches : «Un spectacle coupé? Quelle drôle d idée! Peuh, ça ne fera pas d argent ! »
Et voyez comme cela est singulier et comme, en ce monde, tout est contradiction, voilà qu’Antoine fait de l’argent avec son spectacle coupé, réalise de bonnes et belles recettes, alors qu’auprès de lui, au malencontreux théâtre de la Renaissance, son congénère Gémier réalise, lui aussi, avec trois petits actes, des recettes qui, sans être énormes, sont supérieures à toutes celles qu’il connut, cette année.
Quelle conclusion tirer de cet accident ? Aucune, si ce n’est quemieux vaut encore trois petites pièces qui sont bonnes qu’une grande qui est mauvaise. Le logicien fameux qu’est M. de La Palice n’aurait pas hésité à proclamer cette vérité élémentaire, que le snobisme ne semblait pas admettre
Le spectacle coupé d’Antoine contient un morceau de résistance. Boule de suif, trois actes et quatre tableaux, habi
lement tirés par Oscar Méténier de la nouvelle bien connue de Maupassant ; celle-ci, depuis longtemps consacrée chefd’œuvre de genre, exquis tableau de petit maître. Tout le monde a lu Boule de suif, et s’est attendri, en souriant, à l’aventure d’Elisabeth Rousset, cette jeune personne de mœurs galantes et de formes grassouillettes, qui dut, pendant la guerre de 1870, s’offrir en holocauste aux ardeurs d’un officier prussien irré
ductible, afin qu’il fût permis à ses compagnes et compagnons de voyage, qui fuyaient Rouen déjà occupé, de gagner le Havre qui ne l’était pas encore. Nous nous souvenons du siège fait autour de la pauvrette, par les ignobles et obséquieux bourgeois, en mal de patache, afinfle l’amener à s’humaniser avec l’ennemi ; de leurs avances, de leurs gracieusetés envers la victime expiatoire; et, une fois l’embargo levé, de leur cynique évolution et
du mépris dédaigneux dont ils couvrirent celle qui les avait sauvés, mépris dont la synthèse se résume en la phrase lapidaire de la bégueule Madame Loiseau, l’aigre pimbêche de province, qui, voyant les chaudes larmes de la pauvre Boule de suif, s’écria : « Elle pleure sa honte ! »
Méténier a serré la nouvelle d’aussi près que possible, il a bien fait, et les personnages sont animés dans une mise en scène adroite. Maupassant les avait admirablement burinés, les comé
diens se sont efforcés de réaliser les types, ils y ont réussi tous à souhait. Parmi eux, il faut citer, au premier rang, Numès, d’une vérité parfaite dans le rôle de Cornudet, le démocrate idiot, la vieille barbe intransigeante, qui « trempa son poil roux dans les bocks de tous les cafés démocratiques »: il est impossible d’être de vérité plus réelle et plus pittoresque. Quelle admirable caricature il nous donne d’une des formes les plus détestables et les plus aiguës de la sottise humaine.
Boule de suif s’accompagne de deux actes, l’un très important, de M. Lucien Descaves, curieuse étude psychologique d’une situation sociale qui n’est pas nouvelle, mais que l’auteur qua
lifie d’un nom nouveau, celui de Tiers État, ce qui est l’existence correcte d’un ménage libre, mais non consacré par la loi, situation intermédiaire entre l’état du mariage légalement prononcé et l’union de passage bientôt rompue. L’expression est ingénieuse, le drame finement dessiné, spirituellement écrit. L’autre, qui s’intitule Lendemain de « première », est un petit épisode de la vie intime des comédiens, tableau très pittoresque, d une certaine amertume, des mœurs de ce monde spécial, où pérore Delobel et où s’agitent les « M’as-iu-vu » du feu café de Suède.
A la Renaissance, le spectacle est encore plus « coupé », plus que coupé même, on dirait de la galette. Là, il n’y a pas de morceau de résistance, trois pièces en un acte forment le menu : la
Marchande de pommes, une fantaisie d’Hugues Delorme, en vers faciles et légers, pastiche du répertoire italien, sans raison, mais non sans rime, où l on bastonne les maris pour qu’ils soient battus, contents et aussi cocus, comme disait Molière, en son franc langage du xvn siècle, qui ignorait les fausses pudeurs du xxe, hypocrisies « modem style ». — Le
cœur a des raisons..., jolie comédie un peu précieuse, genre proverbe, où on joue à l’esprit, à coups de raquette, dans un
dialogue qui reluit de jeunesse. — Et Daisy, un de ces petits chefs-d’œuvre de fantaisie, comme excelle à les ciseler la main
d ouvrier de Tristan Bernard, tableau de mœurs spéciales et de réalisme convenu, mais saisissant, et d’une imagination qui
défie la critique. Cela se passe au monde des pick-pockets de profession, avec le champ de courses pour horizon. Là, l’esprit pleut à verse, et à lui seul Daisy vaut la visite à Gémier. Mais, au fait, vous allez peut-être me demander ce que c’est que « Daisy ? » Eh bien, c’est un refrain anglais que chante, sur un air mélancolique, le pick-pocket qui veut prévenir un camarade, que la « Mouche » a l’œil ouvert. C’est comme qui dirait la