Madame ELEONORA DUSE
Notre numéro d’aujourd’hui est surtout consacré à la Francesca da Rimini, de Gabriel d’Annunzio. Nous ne saurions, d’ailleurs, parler ici du drame, nous avons le regret de ne pas le con
naître, ne l’ayant pas vu représenter. Mais c’est plaisir pour nou§ de vous entretenir de celle qui en est l’interprète, de la noble et grande artiste, à qui nous avons voué l’amitié la plus sincère, et la plus absolue des admirations. Chez nous, aujourd’hui, tout le monde la connaît, d’ailleurs, depuis les représentations données à Paris, en 1897,
sur la scène de la Renaissance, où Madame Eleonora Duse joua deux pièces de notre répertoire, la Dame aux Camélias et la Femme de Claude, d’Alexandre Dumas ; la Magda, de Suderman; la Locandiera, de Goldoni ; le Songe d une Matinée de
Printemps, de Gabriel d’Annunzio ; et la Cavalleria Rusticana,
le p lignant petit drame de Verga. L’artisteconquit l’enthousiasme de ce public parisien, généreux sans doute, mais indifférent à tout ce qui n’est pas à lui, et ne lui appartient pas en propre. Elle fut déclarée incomparable, et jamais je n’ai vu émotion plus grande que celle provoquée par cette comédienne, que je tiens pour la plus merveilleuse expression de l’art dramatique. L’Eu
rope et l’Amérique nous avaient crié son succès, à l’envi, mais chez nous, nous ne voulions y croire qu’à demi, et le mot d’en
gouement avait été prononcé. Ces représentations firent cesser tout malentendu, et je crois que l’admiration de Paris a été plus grande encore, que celle recueillie partout ailleurs.
Ce succès fut mêlé d’étonnement, et il y eut comme une surprise : ce que nous vîmes ressemblait si peu à ce que nous avions l habitude de voir. Nous ne trouvâmes plus ici le théâtre, avec ses conventions, sa mise en scène factice, ses habiletés pré
parées, son maquillage physique et moral... Ce que nous présenta la grande artiste, ce fut, au contraire, la réalité vivante, transportée sur la scène, par des moyens d’une étonnante simplicité.
Il me paraît que la Duse ne procède vraiment de personne que d’elle-même. Son talent vous charme, ainsi qu’un « faire » nou
veau et insoupçonné, alors que la voix, le geste, l’expression du visage dirigés par une pensée dévorante, s’accentuant de la conviction qui les domine, prennent l’harmonie de la situation et donnent la réalité de la vie.
Au repos, son masque est tourmenté, les lignes en sont pures, les traits expressifs, mais le charme y fait presque défaut. Dans l’action, au contraire, le charme naît de lui-même, et la physionomie se transfigure pour prendre celle du rôle, sous lequel dis
paraît, et s’absorbe la comédienne. Son visage est de mobilité inouïe, avec une bouche fine et des yeux clairs, d’un regard péné
trant. Ces yeux saisissants, dans l’intensité de leur expression,
suffiraient, à eux seuls, pour traduire et faire comprendre, en dehors de toute parole et de tout dialogue, les mouvements de la passion. Quant à la voix elle est d’un métal pur et sonore,
elle s’échauffe, module, et note admirablement les sensations qu’elle exprime, avec des vibrations indignées, et aussi des accents mouillés de tendresse, des finesses exquises, des élans sublimes et des défaillances touchantes.
Je me souviens encore de la représentation de la Dame aux Camélias, donnée à Paris le 2 juin 1897, et qui fut le début de
la grande comédienne, sur une scène française, devant un public parisien. J’étais curieux de l’effet de ce premier contact entre l’actrice italienne, et ce public sensitif, qui échappe, alors qu’on croit le tenir. Aussi ai-je suivi cette représentation, attentif, inté
ressé, cherchant a me rendre compte des impressions de la foule.
Or la première impression fut complexe, singulière puis-je dire, et comme une déroute des combinaisons convenues. On ne retrouvait pas l’idéal traditionnel, la Duse, en effet, n’avait pas la « forme » de convention de Marguerite Gautier. Élégante,
souple, distinguée, — elle n’est pas jolie, dans l’expression parisienne du mot, — sa figure, aux traits un peu courts, son allure bourgeoise surprirent, sa voix, d’un si beau timbre, parut d’abord faible, voire sifflotante, bref, comme l’on dit, « il fallut s y faire... » Il y avait une prévention à vaincre, une initiation à subir.
Il convient d’ajouter, pour faire comprendre la gamme des sentiments, par lesquels passa le public, que les deux premiers actes du drame d’amour sont d’ « exposition », sans grand effet « dramatique », pluiôt froids. L’artiste y plut rapidement, quand même, mais ce fut seulement à partir du troisième acte que l effet intense, saisissant, inattendu, se pro
duisit, pour aller ensuite, crescendo, jusqu’au dénouement, où il atteignit une hauteur suprême. Peu à peu la figure s’était dessi
née en haut relief, l’émotion avait pris la salle entière entraînée, absorbée, subjuguée. Était-ce Marguerite Gautier qu’on avait devant les yeux?Je ne sais, il me parut que c’était mieux et plus encore, c est-à-dire la femme qui aime, souffre et meurt ! La scène du troisième acte, avec Duval père, avait été poignante. La comédienne y eut des angoisses déchirantes, des hésiiations d’une réalité vécue. Celle de la lettre acheva de saisir la salle d’une irrésistible émotion, cette lettre commencée, inter
rompue, reprise, avec les déchirements du cœur, les fièvres de la pensée, sembla chose nouvelle. La belle scène dramatique du quatrième a.te compléta le triomphe, qui dépassa ce qu’on peut dire, avec le cinquième acte, presque unique au théâtre, où se suc
cèdent les alternatives de joie et de douleur, d’espérance, et de désespoir, où le pathétique atteint au plus haut degré, avec cette mort de réalité vraie, où le jeu de l’artiste donne le frisson de l’irréparable, l’effroyable douleur de la séparation éternelle, le regret suprême de la vie, l être humain s’y rattachant encore, par l’espoir d’un bonheur entrevu.
Chez nous, où on a volontiers la manie des comparaisons, on a prétendu établir le parallèle entre la Duse et notre Aimée Desclée. Il ne me paraît pas s’imposer. J’ai beaucoup connu Desclée, dont j’ai été l’ami, et je l’ai vue dans tous scs rôles, sans excep
tion. Eh ! bien, entre ces deux artistes, je ne vois qu’un point de ressemblance : la sincérité. Hors de là, je ne sais guère de rap
prochement à faire, entre Desclée, comédienne de tempérament français, d’essence absolument parisienne, et la Duse, aitiste de conception plus vaste, plus humaine, ignorante de notre esprit particulier, et du spécialisme de nos moeurs. Chez l’une et chez l’autre, je trouve un grand art, une égale élévation dépensée, une conviction flagrante, mais il y a en plus chez la Duse, — et c’est là ce qui la distingue absolument, — un souffle tragique, une humanité soutenue, plus ample, plus large, une conception de fatalité qui fait penser au théâtre grec, et donne au rôle le plus moderne, avec le réalisme le plus pénétrant, comme un reflet de tragédie. Cette soirée de février 1897 ^ut Pour le public parisien la révélation d’un art nouveau, fait de nature et de simplicité, de
vérité nouvelle et d’émotion vraie, où les dessous du métier sont imperceptibles, tant le fini parfait de l’exécution les dérobe aux regards les plus avertis.
J ai dit ce qu’est l’artiste, mais n’ai fait qu’une partie de ma besogne, car on me demande des détails biographiques. Qui est-elle? D’où vient-elle? Quelles sont ses origines? Et sans fouiller les annales secrètes et respectables de la vie privée : comment s’est-elle faite la grande renommée atteinte aujourd hui ?
Tout cela est facile à dire, et à dire rapidement, car elle est simple et sans pittoresque, la carrière de la Duse, c’est une ligne droite, — celle qui, d un point à un autre, est la plus courte, dans la vie, comme en géométrie. — Eleonora Duse est née en chemin de fer, le 3o octobre 1859, à l’heure du réveil de ITtalie, alors que les Milanais nous recevaient en libérateurs. Son père, Alessandro Duse, de Padoue, faisait partie d’une troupe ambu