lante, qui parcourait l Iialie du Nord. Sa mère, Angelica Capuleti, une belle créature des environs de Vicence, ne monta jamais sur les planches. C était une saine, forte et pieuse fille de la campagne. C’est elle, l’âme simple, qui éleva sa fille et lui mit dans le sang cette droiture et cette simplicité, qui ne s’étio
lèrent jamais, au feu corrupteur de la rampe, en dépit de toute hérédité théâtrale, car Eleonora a des ancêtres, au théâtre. Dans la petite ville de Chioggio, près Venise, il y a une rue Duse, Calle Duse, et ce nom est celui de l’aïeul de notre comédienne, un comique célèbre en son temps, comme le fut aussi son père Alessandro, qui jouait un emploi analogue à celui de Novelli.
La Duse est donc une « enfant de la balle », et nul ne saurait l’être plus qu’elle, puisqu’elle a débuté à l’âge de quatre ans, par le rôle de Cosette, des Misérables. A douze ans, on lui fit jouer la Francesca da Rimini, de Silvio Pellico. A quatorze ans, les tragédies d’Alfieri, les drames de Victor Hugo, de Sha
kespeare, plus ou moins ajustés pour les besoins d’un public peu délicat. Elle jouait, d’ailleurs, au hasard, suivant l’inspiration de sa nature. Son premier succès elle l obtint en 1879, à Naples, dans l’Electre, d’Alfieri, où sa jeunesse, sa grâce, sa sincérité, lui conquirent le public, étonné et vaincu. Pendant cette saison tout entière elle resta à Naples, à côté de la Giacinta Pezzana, une célèbre actrice de drame, sorte de Dorval italienne. Celle-ci, séduite par le charme de la jeune comédienne, s’attacha à elle, et lui donna quelques conseils. Mais, bientôt, l’élève devint une rivale dangereuse, et la séparation se fit d’elle-même. L’année suivante, Eleonora était engagée dans la troupe du commandeur Cesare Rossi, à Turin, où elle jouait, sans enthou
siasme, devant des salles mornes, à moitié vides, quelques pièces médiocres du répertoire italien, ou de mauvaises traductions de drames français, alors qu’épuisée, énervée, tâtonnante, cher
chant sa voie, qu’elle ne trouvait guère, et si découragée de cette inutile chasse à l’idéal, elle songeait à quitter le théâtre. Ce fut par suite d’une circonstance fortuite, d’un événement inat
tendu, que se changèrent ses résolutions, et que sa miraculeuse transformation s’accomplit. Le mercredi des Cendres 1881, Sarah Bernhardt vint en représentation au théâtre Carignano, à Turin, où elle donna une série de représentations. Celles-ci furent, pour la Duse, comme un rayonnement de lumière qui éclaira la route : Elle comprit alors et vit clair en elle-même.
Enveloppée dans un manteau, par le’froid et la neige qui pouvaient, qui devaient la tuer, car elle relevait de maladie, elle
courut à Carignano, et là, du fond d’une baignoire, seule avec elle-même, elle se rendit compte de ce que pouvait être un « théâtre réel » en dehors de toute convention, et dépouillant,par la pensée, l’interprétation à laquelle elle assistait, de tous ses arti
fices, de sa gymnastique, de ses rubriques d’habileté, elle se prit à chercher et trouva bien au delà. Mais, ainsi qu’elle l’a reconnu elle-même, c’est Sarah Bernhardt qui lui a montré de quel côté était le chemin de Damas ; et c’est de ce jour que, par sa concep
tion personnelle, par son travail génial, étape par étape, elle est arrivée à l’extrémité de la route.
Son premier coup d’Etat fut de reprendre et de jouer la Princesse de Bagdad, d’Alexandre Dumas. La tentative était auda
cieuse. La pièce n’avait guère réussi à Paris. A Rome elle avait sombré : « Je veux la jouer à ma manière, comme je la sens, — avait-elle dit, — je puis m’y casser les reins, mais mes reins sont à moi, et j’ai confiance. » Sa confiance fut justifiée. Son jeu, de forme nouvelle,surprit le public de Turin,et cette représentation fut, pour lui, comme une première révélation.
La Duse, mise en lumière, vint ensuite donner des représentations à Rome ; elle y joua la Princesse de Bagdad le 10 mai 1881; le succès fut très grand, inespéré. Alexandre Dumas en fut informé et s’en émut. Il a toujours réservé ses tendresses pour celles de ses pièces qui ne réussirent qu’à demi ; il leur a gardé la prédilection que les parents ont pour leurs enfants mal venus, infirmes et malingres. Le succès de la Duse le mit en joie, c’était presque


une revanche. Il adressa une lettre de remerciements à Cesare Rossi. « Voulez-vous, lui écrivit-iI, être mon interprète auprès de cette belle personne, dont le talent est hors ligne, — me dit-on, — et qui a eu dans ce rôle des auJaces et des splen




deurs dont l’auteur a bénéficié...? » La lettre parut dans tous les journaux ; ce sont là des bonnes fortunes que les impresariine laissent paséchapper, et ce fut la consécration delà Duse.




Après ce triomphe inespéré, vint la reprise de la Femme de Claude, une sorte de défi, qui fut la seconde étape victo




rieuse, celle-là suivie de la Dame aux Camélias, où elle fut incomparable, puis tout le répertoire de Dumas y passa tour à




tour. Depuis les Idées de Madame Aubray, — un chef-d’œuvre abandonné chez nous, — pourquoi ? — jusqu’à Denise, qui faillit coûter la vie à cette sensitive, l’émotion du rôle lui ayant causé une crise nerveuse, qui devint fièvre cérébrale; elle interpréta ensuite, dans le répertoire de Sardou, Fédora et Odette; et dans




celui de Meilhac, Froufrou. Elle a joué, avec une égale perfection, tous les grands rôles des. répertoires modernes, imprimant à chacun le cachet de sa personnalité.




« C’est Rachel ! — disait un soir le prince Napoléon qui, à Rome, la considérait, attentif, du fond de sa loge, — cette femme a vra:ment le génie du Théâtre ! »




« Si j’avais entendu la Duse avant d’écrire la Traviata. — disait Verdi, — quel beau finale j’aurais pu écrire avec ce cres




cendo d’« Armandi », qu’elle a trouvé en laissant déborder son cœur. »




Quant à Dumas, il ne la^vit jamais jouer, la mort brutale l’avait pris avant les représentations de Paris. Un jour, pourtant, pendant le repos d’une convalescence, la Duse était venue à




Marly lui faire une visite. Elle avait appris le français, dans l’intervalle, et le maître fut tout étonné du peu d’accent de la visiteuse, mais il ne la vit que cette seule fois.




Après ces succès ininterrompus, la Duse était devenue, pour l’Italie, une gloire nationale : « Nous aussi, nous avons une grande artiste ! ! » s’écriait-on par delà les monts.




Mais la réputation, si méritée soit-elle, qui s’enferme dans l’enclos des frontières d’un pays, cela ne saurait suffire. Aujour




d’hui, il faut une expansion universelle. L’art dramatique rayonne dans le monde entier. La Duse l’a parcouru, le monde,




et triomphalement ; la Russie, l’Allemagne, l Angleterre, l’ont acclamée ; et par trois fois elle a accompli, en Amérique, des tour




nées dont le succès a dépassé toutes les espérances. Enfin, Paris lui a donné la consécration dernière, celle qui la place au degré le plus élevé, et comme l’expression suprême de l’art dramatique, à notre époque.




Cette quinzaine a vu disparaître une des plus charmantes comédiennes de la Comédie - Française. J’ai nommé la pauvre Wanda de Boncza. Elle avait trente ans, à peine, quand elle fut surprise en plein talent, en pleine beauté, encore à l’heure des espérances. Après avoir été une des meilleures élèves du Conser




vatoire, où elle avait obtenu le premier prix, elle avait débuté, il y a une dizaine d’années, à l’Odéon, et avait été très remarquée dans la belle pièce de Coppée, Pour la Couronne. Le Théâtre-Français lui avait ouvert ses portes, et elleavait pris sa belle place dans la phalange. Qui ne se souvient encore de Wanda dans On ne badine pas avec l’amour, où elle fut exquise, réalisant l’idéal de l’héroïne rêvée par Alfred de Musset? Une de ses dernières créa




tions avait été celle d’É.milie, la femme d’Iago, dans l adaptation d Otello, par Jean Aicard. Elle y avait été tout à fait remarquable, sa nature brune, ses grands yeux noirs, faisant opposition avec la nature blonde et les yeux bleus de Desdémone. On pouvait attendre beaucoup de cette artiste si bien douée et d’une si ori




ginale et si séduisante beauté, qui se doublait d une charmante




femme, de douceur aimable et d’esprit gracieux, que la mort, sans pitié, est venue prendre bien avant l’heure!




FÉLIX DUQUESNEL.