La Quinzaine Théâtrale
Cette pièce, qui rappelle, avec une psychologie plus menue, l Ami des Femmes de Dumas, tout au moins dans sa contexture, est bien jouée par Grand, convaincu, ardent et jeune, dans le personnage de Rivolet; par Antoine, raisonneur et bonhomme, dans celui de l’avoué Marivon, où, sans le savoir, il a reproduit exactement le masque de feu Eugène Labiche; par Dumény et Mademoiselle Rolly, dans les rôles moindres de M. et Madame Valantin, le ménage cahoté.
Au théâtre Sarah-Bernhardt, on a joué Werther, drame nouveau en cinq actes, de M. Pierre Dccourcelle. L’idée était singulière, et la pièce, bien qu’habilement faite, a eu fortune médiocre. Le roman de Werther est un de ceux qui inspirèrent le plus d’œuvres dramatiques, c’est celui qui me paraît le moins propre à prendre la forme théâtrale. Ça n’est qu’une idylle passionnée qui se termine tragiquement, avec une seule situation, toujours la même, qui n est, comme l’écrivit Gœthe lui-même, que « le sentiment d’un désaccord pénible entre le cœur de l’homme et la réalité ». L’étude psychologique est purement contemplative, et, toute de description, elle se complique de
vagues incidents d’une monotonie désespérante. Si le suicide du héros n’y mettait un terme, cela pourrait continuer indéfiniment, comme ces vis sans fin qui tournent et retournent indéfiniment sur elles-mêmes.
Le roman de Werther parut en 1774, le poète avait vingtquatre ans quand il publia cette manière d’autobiographie, pour laquelle il trouva un dénouement dans la mort tragique d’un de ses camarades de Vetzlar, l’attaché d’ambassade Jérusalem, qui se suicida, par désespoir d’amour. Peu d’ouvrages ont eu un succès comparable à celui du roman de Gœthe. Il fut traduit en toutes les langues, il entassa éditions sur éditions, mit le suicide à la mode et donna le « ton » à la jeunesse du dernier quart du xvni -- siècle et du premier quart du xixc. On s’habilla à la Wer
ther, il y eut des redingotes, des gilets, des bottes,des chapeaux, des coupes de cheveux à la Werther, et, ce qui fut plus grave, des suicides à la Werther. Mais jamais le théâtre n’a connu le succès « à la Werther ». J’excepte, bien entendu, l’œuvre musi
cale de Massenet, où la sauce fit passer le poisson. Je ne crois pas que le drame genre Kotzebüe, que M. Pierre Decourcelle a extrait du roman, malgré sa mise en scène très soignée et son interprétation excellente, puisse donner un démenti aux précé
dents, et ce sera, je le crains, une unité de plus à ajouter à l’hécatombe. Madame Sarah Bernhardt jouait le rôle de Wer
ther, elle en a fait une figure de mélancolie touchante et de ten
dresse passiotinée; c’est une création intéressante à ajouter aux autres, bien que le personnage, fatalement déclamatoire et monotone, n’ait ni la fatalité d’Hamlet, ni la passion haineuse de Lorenzaccio, ni l’héroïsme de l’Aiglon, et qu’il soit de poésie vague et brumeuse. Mademoiselle Blanche Dufrène est une Charlotte émue et séduisante, c’est la Charlotte blonde de la réalité, car Gœthe a déguisé celle du roman en Charlotte brune,
aux yeux noirs, ce qui semble une anomalie, étant donné le caractère de l’héroïne.
Au théâtre du Palais-Royal, on a fait la reprise de Tricoche et Cacolet, une des fantaisies les plus amusantes du répertoire de Meilhac et Halévy, où la fantaisie ne se marchande guère. La première représentation date du lendemain de la guerre, elle fut donnée le 6 décembre 1871. Le succès fut très grand.
Certes, la pièce était amusante, mais elle bénéficia quand même de la détente qui suivit l’Année terrible et de l’intense besoin de s’ « amuser », qui fut, pendant quelques mois, la caractéris
tique de l’époque. Les deux comédiens qui représentèrent les principaux personnages ne contribuèrent pas non plus médio
Avec l Indiscret, de M. Edmond Sée, le théâtre Antoine nous a donné le spécimen d’un genre très en faveur autrefois, tombé aujourd’hui un peu en désuétude : c’est de la comédie de
caractère que je veux parler. Celle qui, avec une intrigue très légère, nous présente l’étude d’un personnage, mieux encore, l’étude d’un caractère. Le Misanthrope de Molière est le chef-d’œuvre idéal du genre. D’ailleurs, le théâtre de Molière, tout entier, est surtout une étude de caractères. Chez lui, ceux-ci sont admirablement dessinés; l’action, toujours très accessoire, n’est que le lien nécessaire pour relier les diverses scènes de son drame. Il y a beaucoup de talent dans la comédie de M. Sée, c’est une œuvre sobre, bien déduite, finement observée, au dia
logue distingué et solide, où l’auteur fait preuve de virtuosité sans rechercher d’esprit inutile, mais avec un jeu de nuances bien fait pour plaire aux dilettanti. Je crains que ces compli
ments, très sincères, ne soient pour lui comme un arrêt de condamnation, et que le repas offert ne plaise qu’aux gourmets de lettres, qui forment la classe de public la plus restreinte. La foule, avide d’émotions violentes, ne trouvera pas satisfaction à ce spectacle, auquel seuls les délicats pourront prendre plaisir.
Le héros de la pièce s’appelle Rivolet, c’est un cœur excellent et le plus aimable des hommes, mais il a un défaut : il est indiscret, — c’est 1’ « Indiscret », dirait La Bruyère, qui l’appel
lerait sans doute « Ménalque ou l’indiscret ». — Il est de nature exubérante, fiévreuse, agitée, il y a de la neurasthénie dans son cas, qui est presque pathologique. C’est un agité, il ne peut se contenir, il parle, interroge à tort et à travers, il faut, comme l’on dit, qu’il « mette dehors », il ferait battre des montagnes. Vous jugez du mal qu’il peut faire, et qu’il fait, avec la plus calme des inconsciences et la plus sereine des convictions. Voilà le personnage, il fait la pièce à lui seul, et se débat dans
une action toute fluette. Rivolet est l’ami intime du ménage Valantin, un de ces ménages boiteux comme on en voit beau
coup. On y vit dans le malentendu, alors qu’on aurait pu être heureux. Monsieur, préoccupé de la situation à conquérir, a fait comme bien d’autres, il a négligé Madame, qui est devenue indifférente, alors que lui-même, rebuté, s’est offert la distrac
tion du ménage en ville. Thérèse Valantin est aimée follement par Rivolet, et ne lui est pas insensible. Et Rivolet, dans « l’ardeur qui l’enflamme », laisse entendre à tout le monde qu’il est l’amant de Thérèse. Malgré les observations prudentes de l’avoué Marivon, grand ami de Thérèse, il crierait sa bonne fortune, sur les toits, plutôt que la garder discrètement pour lui-même. Il court à travers les convenances, comme un chien fou lâché dans un jeu de quilles. Si le personnage est d’un dessin
vrai, il faut convenir qu’il devient fatigant, à la longue, dans son agitation stérile. Thérèse est sa première victime, elle se sent devenir ridicule sous les assauts compromettants de l’énergumène. De son côté, le mari, qui était décidé au divorce, revient sur ses pas, pour n’avoir pas l’air de céder à une pres
sion qui l’humilie. Il confesse l’amant qui manque de réserve dans ses confidences trop faciles. Alors le replâtrage matrimo
nial s’impose, qui amène la rupture fatale entre Thérèse et Rivolet, dont le cœur se déchire à l’idée de renoncer à la femme qu’il aime très sincèrement, celle qui est son premier, son véritable, et sera peut-être son seul amour. Comme il le dit doulou
reusement : « J’ai fini ma carrière d’amoureux, c’est mon rôle d’amant qui commence !» Il crierait volontiers, comme Rodolphe dans la Vie de Bohème : « O ma jeunesse, c’est vous que l’on enterre! »