bouche ou couler de sa plume quelque boutade amère et cinglante, il avait bientôt fait de se reprendre et de se renfermer dans une attitude réservée autant qu’inquiétante. Aussi bien, ce jeune Méridional, exubérant et nerveux, avait ordonné sa vie
en sage. Habitué qu’il avait été de très bonne heure — et pour cause — à se contenter de peu, il avait su restreindre ses besoins, régler ses dépenses sur un minimum indispensable, et, n’étant pas tourmenté, comme tant d’autres, du désir de briller,
partant de gagner de l’argent à tout prix, il menait l’existence la plus simple et la moins dispendieuse qui se pût voir dans un modeste logement de la rue de la Tour-d’Auvergne, où il s’était
installé presque tout de suite après son arrivée à Paris et où il demeure encore aujourd’hui, au bout de cinquante-cinq ans. Grâce à ses fonctions de bibliothécaire de l’Opéra, qui lui avaient été attribuées par le ministre et qui étaient loin de l’absorber; grâce à ses feuilletons du Journal des D ébats, sur lesquels il peina, dit-il, pendant près de trente ans, comme avait fait Berlioz, et qui sont pour la plupart des modèles ache
vés de critique malicieuse et de fine ironie, avec force éloges insidieux plus redoutables que de franches attaques; grâce à ces deux sources de revenus, peu abondantes il est vrai, mais au moins régulières, il avait son existence assurée et pouvait se
Cliché Boyer.
ACADÉMIE NATIONALE DE MUSIQUE. — LA STATUE. — Acte III
KALOUM-BAROUCH (M. Bartet)
Décor de M. Carpezat.
mouck (M. Laffilte)
à faire pour le musicien, il y avait d’autres pays à voir pour le jeune homme qui avait tâté du soleil d’Afrique. Et le touriste et
le musicien avaient eu, j’imagine, un plaisir égal à parcourir l’Allemagne et l’Autriche, le Tyrol et le nord de l’Italie, lorsque le ministre d’État, sous l’Empire, avait confié à M. Reyer une mission musicale qui le devait conduire à visiter toutes les villes, à pénétrer dans tous les théâtres ou établissements de musique de ces divers pays ; et ce dut être ensuite un égal con
tentement pour le compositeur et pour l’artiste épris de l’Orient que de se voir désigné par le khédive pour aller assister, au Caire, à la première représentation A Aïda, comme représentant de la presse française, ainsi que pour prendre part à un voyage dans la Haute-Égypte, en remontant le Nil depuis Boulaq jusqu’à Philé.
dire avec certitude qu’il n’en serait jamais réduit à céder, pour un morceau de pain, aux exigences des pires ennemis qui soient des compositeurs : les virtuoses et les directeurs.
Et puis, il avait quand même une grande consolation au milieu des contre-temps répétés qui entravaient sa carrière.
Il eut toujours la passion des voyages, et c’était pour lui une heure heureuse entre toutes que celle qui lui permettait de s’enfuir de Paris, chaque année, dès qu’arrivaient les beaux jours ; de gagner l’Alsace, ou les Vosges, ou la Forêt Noire, ou le Dau
phiné, et là, de faire de longues promenades, seul ou avec des amis aussi bons marcheurs que lui ; d’arpenter le pays en tous
sens, une canne à la main, la pipe à la bouche, au risque de rencontrer parfois de mauvaises figures ou de coucher dans des
auberges suspectes, comme cela lui arriva justement dans la Forêt Noire. C’étaient là de grandes satisfactions pour le touriste passionné que fut toujours Reyer; mais il y avait d’autres voyages
en sage. Habitué qu’il avait été de très bonne heure — et pour cause — à se contenter de peu, il avait su restreindre ses besoins, régler ses dépenses sur un minimum indispensable, et, n’étant pas tourmenté, comme tant d’autres, du désir de briller,
partant de gagner de l’argent à tout prix, il menait l’existence la plus simple et la moins dispendieuse qui se pût voir dans un modeste logement de la rue de la Tour-d’Auvergne, où il s’était
installé presque tout de suite après son arrivée à Paris et où il demeure encore aujourd’hui, au bout de cinquante-cinq ans. Grâce à ses fonctions de bibliothécaire de l’Opéra, qui lui avaient été attribuées par le ministre et qui étaient loin de l’absorber; grâce à ses feuilletons du Journal des D ébats, sur lesquels il peina, dit-il, pendant près de trente ans, comme avait fait Berlioz, et qui sont pour la plupart des modèles ache
vés de critique malicieuse et de fine ironie, avec force éloges insidieux plus redoutables que de franches attaques; grâce à ces deux sources de revenus, peu abondantes il est vrai, mais au moins régulières, il avait son existence assurée et pouvait se
Cliché Boyer.
ACADÉMIE NATIONALE DE MUSIQUE. — LA STATUE. — Acte III
KALOUM-BAROUCH (M. Bartet)
Décor de M. Carpezat.
mouck (M. Laffilte)
à faire pour le musicien, il y avait d’autres pays à voir pour le jeune homme qui avait tâté du soleil d’Afrique. Et le touriste et
le musicien avaient eu, j’imagine, un plaisir égal à parcourir l’Allemagne et l’Autriche, le Tyrol et le nord de l’Italie, lorsque le ministre d’État, sous l’Empire, avait confié à M. Reyer une mission musicale qui le devait conduire à visiter toutes les villes, à pénétrer dans tous les théâtres ou établissements de musique de ces divers pays ; et ce dut être ensuite un égal con
tentement pour le compositeur et pour l’artiste épris de l’Orient que de se voir désigné par le khédive pour aller assister, au Caire, à la première représentation A Aïda, comme représentant de la presse française, ainsi que pour prendre part à un voyage dans la Haute-Égypte, en remontant le Nil depuis Boulaq jusqu’à Philé.
C’est ainsi que l’auteur applaudi de la Statue, n’ayant rien
d’autre à faire à Paris que de regarder couler l’eau sous les
dire avec certitude qu’il n’en serait jamais réduit à céder, pour un morceau de pain, aux exigences des pires ennemis qui soient des compositeurs : les virtuoses et les directeurs.
Et puis, il avait quand même une grande consolation au milieu des contre-temps répétés qui entravaient sa carrière.
Il eut toujours la passion des voyages, et c’était pour lui une heure heureuse entre toutes que celle qui lui permettait de s’enfuir de Paris, chaque année, dès qu’arrivaient les beaux jours ; de gagner l’Alsace, ou les Vosges, ou la Forêt Noire, ou le Dau
phiné, et là, de faire de longues promenades, seul ou avec des amis aussi bons marcheurs que lui ; d’arpenter le pays en tous
sens, une canne à la main, la pipe à la bouche, au risque de rencontrer parfois de mauvaises figures ou de coucher dans des
auberges suspectes, comme cela lui arriva justement dans la Forêt Noire. C’étaient là de grandes satisfactions pour le touriste passionné que fut toujours Reyer; mais il y avait d’autres voyages