LE THÉATRE




DE CAPPIELLO


Entrez, Mesdames et Messieurs, on commence. Vous allez voir ce que vous allez voir.
Messer Leonetto Cappiello qui delineavit nos marionnettes, vint voici deux ans d’Italie, pour devenir l’une des joies de Paris.


Ce fut fait tout de suite. Car, s’il y a encore un peu de Pyré nées, il n’y a plus d’Alpes que ce qu’il en faut pour justifier quelques situations officielles d’ingénieurs et d’orographes.


Or, Messer Cappiello va vous montrer sa comédie. Devant vous vont défiler nos auteurs et nos comédiens déformés par ce crayon ingénieux et narquois qui excelle à découvrir la gaieté d’une ligne et qui sait si gentiment vous faire un crime d’un menton trop pointu ou d’un sourcil trop arqué.
La toile se lève, nous commençons.
Et tout d’abord, voici la Châtelaine, qui, deux cents jours de suite, sauva son domaine de Sauveterre d’un irrémédiable lotissement.
La Châtelaine, œuvre illustre, triomphale, acclamée, ne susciterait que d’inlassables éloges, s’il ne fallait en blâmer le pessimisme outré. De telles pièces, si admirables qu’elles soient, ont une néfaste influence sociale par l’immoralité qui les imprègne et l’amertume qui s’en dégage. L’incomparable charme de la pièce de M. Capus ne la rend que plus dangereuse.
Comment, en effet, garder du goût pour la vie lorsqu’on sort de ce théâtre, où un écrivain remarquable autant qu’impitoyable démontre :
Que, pour arriver à une haute fortune, il faut commencer par dilapider ses biens au baccarat — car tel est le cas d’André Jossan, qui ne fût jamais devenu un grand industriel s’il n’eût
passé toute sa jeunesse à hanter les tripots et donné cent sous à une fille publique, à quatre heures du matin, un jour de pluie;
Qu’une femme honnête, loyale, somptueusement belle et parée de toutes les vertus comme Madame de Rives, n’obtient, pour prix de tant de mérites, que mépris, sévices et injures graves, qu’elle est ruinée, trahie et abandonnée;
Que les braves pères de famille, doux et paternes, tels que La Baudière, sont persécutés par des pimbêches quinteuses qui n’en font qu’à leur tête;
Que l’expérience des affaires et un travail acharné n’amènent un brillant ingénieur à autre chose qu’à payer trois fois sa valeur un castel croulant;
Que le divorce est la condition du bonheur; Que les notaires estampent leurs clients;
Que les petites femmes du monde donnent raison aux perruches comme Madame La Baudière contre les pauvres honnêtes femmes ;
Que les bords de la Loire, but de tant de voyages circulaires et familiaux, sont un funeste séjour où l’on marie les gens au sortir de la gare...
Voilà ce qu’emporte le spectateur naïf qui sort de la Renaissance. Il quitte le théâtre découragé, démoralisé, anarchiste, prêt aux pires excès et aux pires folies. Il renonce à la vie de famille et court se plonger dans le jeu et la débauche, seules voies qui peuvent le mener, comme André Jossan, à la fortune et au bonheur.


Le succès de la Châtelaine est un succès pervers, presque un


succès de scandale.
M. PAUL HERVIEU