Étienne, dans un beuglant populaire, et un coin de la pelouse, à Auteuil, un jour de courses, avec le public et les incidents de l’endroit, son personnel de parieurs, de bookmakers et de
cocottes... Rien n’a fait et « les herbes de la Saint-Jean » ne donnent pas de fleurs dans ce théâtre guignonneux, le Roman de François n’a tenu l’affiche que bien peu de temps — habent sua fata libelli! — Il est difficile d’avoir un succès à l’Ambigu. Depuis les Deux Gosses, c’est le phénix ignoré.
Que vous dire de Tonton, autre pièce signée de deux comédiens — Molière a fait souche d’auteurs dramatiques — Péricaud et Rozenberg, du théâtre de la Porte-Saint-Martin? Hélas, la destinée de Tonton fut plus brève encore que celle du drame de l’Ambigu. Une dizaine de représentations eurent raison de ce vaudeville lourd et mal venu, aux quiproquos éventés, ne contenant qu’un seul épisode assez bien trouvé, celui d’un commissaire de police « passé à tabac » par les sergots qui le pren
nent pour un odieux bourgeois, victime désignée au zèle de leurs coups de poing.
Au théâtre Antoine, nous avons eu Sainte-Hélène, deux tableaux de Séverine, découpés dans le Mémorial. C’est encadré d’un décor intéressant d’exactitude, le va-et-vient des habitants de Longwood, avec l’enluminure de leur caractère légendaire, Napoléon bedonnant, courbé et bilieux, accablé du poids des souvenirs, impatient de sa déchéance, énervé par le lancinement
des misères; Las Cases, calme et mesuré, l’homme prudent des froides convenances; Bertrand, digne et modéré; Gourgaud, violent et brutal, d’un orgueil irrité, s’emportant à tout propos. La galerie se complète de Mesdames Bertrand et de Montholon,
qui représentent l’élément féminin perdu sur le rocher d’exil. Le drame, très menu, est bien joué, il est superflu d’ajouter qu’il est bien mis en scène.
Les deux gros morceaux de ce mois furent, en deux genres singulièrement différents, le Sire de Vergy, l’opéra-bouffe des Variétés, un grand succès, et les Affaires sont les Affaires..., d’Octave Mirbeau, représenté à la Comédie-Française. Nous vous parlerons de l’un et de l’autre, mais sans nous y étendre autant que nous l’aurions désiré, d’abord parce que la place nous manque pour le faire, ensuite parce que ce s deux pièces auront leur compte rendu détaillé au journal le Théâtre, en temps utile;
nous pouvons même annoncer déjà que le Sire de Vergy, dont la mise en scène est des plus importantes, fera l’objet d’un numéro spécial qui, tout entier, lui sera consacré.
Le Sire de Vergy, c’est l’opéra-bouffe dans toute la parure de sa folie, tel que le pratiquèrent Offenbach et Hervé, en leur première manière, au temps de la Belle Hélène, de Barbe-Bleue, de Geneviève de Brabant, de Chilpéric. Nous retrouvons ici tous les éléments constitutifs du genre, un poème fantaisiste de gaieté outrancière, dont les personnages sont de vrais fantoches, parlant le dialogue moyenâgeux entremêlé de formules modernstyle en usage sur la Butte, et une partition joyeuse, vibrante, pimpante de la première à la dernière note, d’une grande variété dans ses mélodies, et tout à fait adéquate au poème qu’elle sou
ligne. Le compositeur Claude Terrasse, qui l’a écrite, me semble procéder directement de ses aînés Offenbach et Hervé, et sa partition, orchestrée de main d’ouvrier, est de musique origi
nale, fantaisiste, avec des sonorités heureuses, jamais criardes, séduisante à l’oreille, agrémentée de quelques reprises des motifs populaires, tel que le Pont d Avignon, dont le rythme s’accommode aux besoins du mélodrame. Quant au sujet de l’opéra, comme le titre l’indique, c’est, prise au comique débridé, la vieille et lugubre légende de Gabrielle de Vergy, à qui son mari jaloux fit manger le cœur de son amant, légende qui, d’ailleurs, fut inventée par les troubadours, dont l’imagination n’était jamais en panne. On peut donc rire, sans remords, aux Variétés, sans craindre de troubler les cendres de Gabrielle et de son amant supposé, le sire de Coucy. La mise en scène est merveilleuse. Samuel y a évoqué les souvenirs du xne siècle
avec ses armures à nielles et les élégants costumes mi-partis5, les hennins orgueilleux, les robes de velours et de brocart’ c’est élégant et superbe. Quant à l’interprétation, elle est telle que, nulle part, on n’en pourrait réunir pareille. Il suffit de citer, sans adjectifs, les noms des comédiens qui jouent dans l’opéra des Variétés, c’est-à-dire Guy, Brasseur, Max-Dearly, Prince,
Claudius (transfuge de la Scala), Petit; Mesdames Ève Lavallière, Tariol-Baugé, Jeanne Saulier, Dorgère.
A la Comédie-Française, le cas est plus grave. Ici nous avons une pièce de combat, depuis longtemps attendue et annoncée, et sur l’issue de laquelle il pouvait y avoir quelque indécision, du moins, on discutait à l’avance. La question est tranchée aujourd’hui: les Affaires sont les Affaires sont un succès et la bataille est gagnée. La pièce d’Octave Mirbeau, dans laquelle certains voulaient voir un pamphlet, une pièce d’actualité me
naçante, visant des personnalités en vue, est bien mieux encore, c’est une comédie de caractère fortement écrite, qui nous pré
sente un «type d’époque » comme le furent Turcaret, Mercadet,
Jean Giraud, Vernouillet et autres. 11 se peut qu’il ressemble à celui-ci, ou à celui-là et que d’aucuns se sentent égratignés au passage, c’est tant pis pour eux, cela les regarde, et le public
n’en a cure; on lui sert une pièce vigoureuse, jusqu’à la brutalité, intéressante jusqu’à la passion, c’est tout ce qu’il demande : « Que ceux qui se sentent morveux se mouchent! » dit Hamlet, prince de Danemark, le héros du drame, le sieur Isidore Léchât, c’est l’arriviste triomphant, sans scrupules, impitoyable, insolent, insatiable, sans souci de l’honneur et de la vie des autres, méprisant, railleur, dans sa bonhomie féroce, de tout ce qui peine autour de lui, orgueilleux, sans foi ni loi, escroc, s’il est nécessaire, simplement « habile », disent les aigrefins, qui n’a qu’un culte, qu’un but, et ne reconnaît qu’une supériorité : l’argent, l argent maître du monde. Le type est buriné de main puissante et F éraudy apporte, dans son interprétation, une maîtrise incomparable. Il suffirait, à lui seul, pour assurer le succès de la pièce, si celle-ci ne le portait vraiment en ellemême. Madame Pierson, dans le rôle de Madame Léchât, tient une des meilleures créations de sa carrière dramatique, elle donne bien l’effigie de la bourgeoise étroite, économe, incon
sciente, bonasse, sans volonté, et de tendresse endormie. Leloir est très distingué dans un rôle de vieux gentilhomme. Il n’a qu’une scène, mais elle est terrible à jouer. Il est vrai qu’il a Ééraudy pour partenaire et, à eux deux, ils donnent au dialogue une ampleur étonnante. Le dénouement de la pièce est d’un réalisme terrible, très violent et cruel. Il avait soulevé quelques protestations à la répétition générale. Le public de la première
représentation et des représentations suivantes l’a accepté sans broncher et il a eu raison parce que ce dénouement est logique, que la pièce doit vraiment finir ainsi, et qu’il justifie, dans son amertume, le titre qui est absolu, dans sa hardiesse, à savoir que pour les « hommes de proie » la préoccupation du lucre est souveraine et étouffe tous les autres sentiments humains.
Pour terminer cette revue trop rapide, parce que trop chargée de matières, je dois signaler un petit acte joué à la Comédie- Française, Sans lui, élucubration du théâtre ultra-psychologiste, celui où l’on dissèque les infusoires, et où l’on divise les cheveux en quatre, dans le sens delà longueur. Il n’y avait que deux rôles, ceux-ci furent joués par Mademoiselle Julia Bartet et par Le Bargy, très étonnés de cette aubaine plutôt fâcheuse, et un acte étrange et pittoresque, très effrayant, représenté au théâtre du Grand-Guignol, le Système du docteur Goudron et du profes
seur Plume, terrible aventure de fous, habilement extraite des histoires extraordinaires d’Edgar Poë, et très bien jouée, par la troupe ordinaire du petit théâtre de la rue Chaptal.
« Avez-vous pas remarqué— m’a dit un de mes amis — combien les comédiens ont tendance à se faire auteurs dramati
ques? voici Leloir, du Théâtre-Français, qui a un drame joué à l’Ambigu ; Péricaudet Rozenberg, de la Porte-Saint-Martin, ont fait représenter un vaudeville au Palais-Royal; Galipaux a une opérette aux Capucines; Esquier, un acte au Grand-Guignol;
Féraudy, en compagnie d’un de ses élèves, le jeune Jean Kolb, le fils de Thérèse Kolb, est en représentation à Déjazet, sous la forme d’une pièce bouffe ; Decori répète un drame à l’Ambigu ; le jeune Berr, du Théâtre-Français, a une pièce reçue dans la Maison de Molière; et Tarride a une comédie aux Mathurins ! »
Le fait est assez curieux et mérite d’être signalé, c’est sans doute le sang de Molière qui se réveille... Nous attendons maintenant les auteurs dramatiques qui voudront bien s’improviser comédiens.
FÉLIX DUQUESNEL.