Je me souviens encore, alors que nous étions assis autour de la table ronde, couverte du traditionnel tapis de drap vert, occupés à discuter les mérites des concurrents, faisant tomber les boules du vote dans l’urne, des plaisanteries que lâchait Alexandre Dumas, d’ailleurs, le plus consciencieux des jurés :
« Messieurs, disait-il, si nous ne donnons pas des nominations à tout le monde, Thomas aura tant de chagrin, qu’il va se mettre à pleurer ! »
Et Ambroise Thomas, dolent, ne répondait rien, mais il baissait son grand nez sur la table et prenait des airs désolés.
« Messieurs, disait encore Alexandre Dumas, vous avez vu que le suffrage universel représenté par la foule des pelés et des tondus, nous a clairement indiqué notre devoir, si nous nevotons pas pour Mademoiselle X.. nous serons sifflés comme des chiens de chasse ! »
Et il ponctuait ses plaisanteries d’un gros rire contagieux.
Hélas, ils ont tous disparu, ou à peu près, ceux qui composaient le jury à cette époque-là — je parle de vingt ans — Emile Perrin, Edouard Thierry, Camille Doucet, Jules Barbier, Alexandre Dumas, Delaunay, Got, et bien d autres encore, mais c’est là, comme au régiment, on serre les rangs, les vides se comblent, et rapidement on est oublié.
Depuis la mort d’Ambroise Thomas, le Conservatoire est dirigé par Théodore Dubois, qui est lui-même, un ancien élève de la Maison, car il y obtint le 2e grand Prix de composition, au concours de 1860.
Le personnel des professeurs — je parle, ici, surtout de la déclamation — se recrute, plus que jamais, à la Comédie-Fran
çaise, et, cette année, c’est entre les élèves de MM. Mounet- Sully, Paul Mounet, Silvain, Le Bargy, Leloir, de Féraudy, que se fera le concours. Ceux-ci sont nombreux : 12 élèves pour la tragédie, 24 pour la comédie, ceci nous promet une séance sérieuse. Nous vous en dirons les péripéties et les résultats.
***
Voici, maintenant, une véritable curiosité dramatique, le Théâtre se devait de l’offrir à ses lecteurs : c’est la mise en scène, les décors, costumes, portraits des divers interprètes de Chéru
bin, une pièce qui fut célèbre, sans jamais avoir été représentée.
Aussi n’entreprendrons-nous pas ici d’en faire la critique, elle ne serait pas à sa place. Nous nous contenterons d’en donner une rapide analyse simplement destinée à faire mieux comprendre les illustrations publiées par le Théâtre.
Le Chérubin de M. F. de Croisset c’est, en quelque sorte, la continuation du personnage de Beaumarchais, colonel à seize ans, insolent comme un page, amoureux de toutes les femmes et de tous les dangers. La figure est aimable et séduisante, on comprend qu’elle ait tenté l’auteur dramatique. Voilà donc notre héros au château de sa marraine, qui n’est plus la comtesse Almaviva, mais la comtesse de Saint-Mour, fort amoureux de celle-ci comme il le fut de l’autre, non moins épris de la baronne d’Amboise, une amie de sa marraine qu’il courtise d’autant mieux que son ami Albert fait la cour à cette baronne. Mais une cour timide, empruntée, rien de cet assaut à la «hussarde» dont Chéru
bin a le secret infaillible pour réussir auprès des femmes. Aussi Chérubin qui veut lui montrer comment on doit s’y prendre, s’allume comme sarment sec, joignant l’exemple à la théorie, d’où querelle entre les deux amis, et notre page qui a la jalousie facile et n’y va pas de main morte, se souvient à point qu’il en a une au
bout de chaque bras, et soufflette à souhait Albert d’abord, puis le grand flandrin de vicomte de Byron, un amoureux pour le bon motif, mais un peu transi, de la belle Marraine.
Ayant ainsi deux affaires en réserve, que peut faire Chérubin ? Parbleu ! suivre son intrigue avec la baronne, cela va de soi, celle-ci, d’ailleurs, rêve bien un peu du brave à trois poils, qui a si bien giflé ses deux adversaires, et elle a encore dans l’oreille la musique des gifles héroïques de ce chevalier sans peur, s il n’est
pas sans reproche. Elle l’attend presque, il arrive à point. Et c’est l’éternel marivaudage de l’amour vague, celui qui est l’amour de la femme, non l’amour d’une femme, c’est ce que fait com
prendre à l’adolescent le vicomte de Byron qui, apres avoir refusé de se battre, parce que la Marraine le veut ainsi, lui
explique, d une éloquence convaincue, que l’amour vrai est une souffrance. Après quoi, Chérubin, bien persuadé, enchâsse en son écrin, une perle nouvelle, la danseuse Cloé, reine d’opéra, qu’il rencontre chez la baronne en visite de bienfaisance, quêtant pour les pauvres. Comme il faut qu’il passe sur quelqu’un son humeur batailleuse, il provoque un certain chevalier d’Egrandes, personnage assez ridicule, le « Patito » de Cloé, qui accompagne
la danseuse, dans ses excursions philanthropiques, et porte la bourse aux offrandres. « Il s’est battu pour moi, le pauvre enfant! » dit la Marraine qui apprend que Chérubin à un cartel, et s’imagine que c’est avec le vicomte qui a passé outre, malgré ses prières. « C’est pour moi ! » riposte la baronne qui est persuadée que le page a provoqué son ami Albert. Mais on rap
porte Chérubin blessé, alors, l’illusion s’envole, il faut bien se rendre à la vérité, lorsque survient Cloé, qui serre en ses bras le joli page blessé. « C’était pour elle ! » s’écrient les deux femmes désabusées et un peu déconfites dans leur amour-propre.
Ceci, d’ailleurs, ne les empêche pas de veiller, toutes deux, au chevet du blessé, qu’elles entourent de mille petits soins, de lutter toutes deux, de tendresse... petits soins et tendresses perdus,car à présent c’est Cloé qu’il aime, c’est vers Cloé que se formule, en
un désir plus précis, ce sentiment vague éprouvé par un cœur de seize ans, qui s’ignore, et s’éveille enfin à l’amour, à cet amour dont on souffre, parce qu’il s’aiguise jusqu’à la douleur.
Qu’aurait donné Chérubin à la rampe et devant le public ? voilà ce que je ne saurais dire et n’ai même pas à présumer. A la répétition générale, qui fut la seule représentation, j’ai éprouvé la sensation que la pièce était longue, trop longue pour une action de subtilité psychologique un peu quintessenciée. Ce « détour
nement de mineur, » en trois actes, m’a paru d’une convention un
peu factice, trop étendue par conséquent, surtout pour le cadre grave, quand même, de la Comédie-Française. La pièce eût assurément gagné à évoluer dans le champ de la fantaisie pure,
c’est-à-dire à se resserrer en un acte ou deux, au lieu de s’étirer en trois.
Maintenant il ne me semble pas que la pièce ait eu la distribution idéale. Le rôle de Chérubin avait été donné en «travesti
à une artiste qui n’est certes, ni sans mérite, ni sans talent, Mademoiselle Lara, mais qui est bien plutôt comédienne drama
tique, que comédienne de genre, de détail, de nuance,et n’avait à aucun degré la «forme» du personnage, où sa nature manquait de sincérité. Si le rôle de Chérubin n’a pas donné l’effet qu’on en attendait, en revanche, le rôle épisodique d’Albert tenu à la répétition générale par Mademoiselle Marie Leconte, eut un vrai suc
cès. La comédienne adroite, charmante, exquise diseuse, avec cette voix d’un timbre si doux, d’une articulation parfaite qui ne laisse aucune syllabe au hasard, mignonne en la galanterie de son costume, fit un effet si grand, qu’elle absorba tout le premier acte, le seul où elle paraissait, laissant le regret qu’on ne la revît
pas, aux suivants. Mademoiselle Cécile Sorel fut vraiment belle, de beauté plastique, dans le personnage de la danseuse Cloé portant comme personne ces costumes LouisXVI, qui demandent à la fois de la grâce, et aussi de la noblesse. Elle eut des sourires et des dédains que dut connaître la Guimard, dansl’avant-dernier siècle. Mesdames Wanda de Boncza et Bertiny furent élégantes et jolies à souhait dans les deux personnages de la com
tesse et de la baronne. Les rôles d’hommes étaient moindres, et, parmi les interprètes, je ne vois à citer que Henri Mayer (le vicomte de Byron) qui a fait preuve de talent, là où la tenue pou
vait suffire. Dehelly, Barrai, Croué, Garry, n’eurent à présenter que des silhouettes.
FÉLIX DUQUESNEL.