LETTRE DE THÉATRE


Vous avez eu, l’autre soir, plus qu’un succès: vous avez eu une revanche. J’imagine que,
pour un auteur dramatique, la joie qu’apporte ce supplément de succès est exquise entre toutes... Vous avez dit que, de tous les bul
letins de victoire, celui de M. Félix Duquesnel vous avait été particulièrement doux : je vous comprends. C’est qu’en même temps qu il proclamait l’éclatante réussite de votre ouvrage, notre éminent collaborateur rap
pelait l heureuse époque où vous alliez modestement, votre manuscrit sous le bras, rendre visite au directeur du second Théâtre-Français. Ce directeur, c’était M. Félix Duquesnel luimême. La date exacte? cherchez! Comme le héros de votre poète favori, vous aviez alors seize ans à peine et vous sortiez du collège! A cet âge là, peut-on savoir ce qui est innocent ou crimi
nel? Le directeur lut votre pièce séance tenante ; immédiatement — les temps sont bien changés ! — il la mit en répétitions et confia le rôle principal à cette aimable Emilie Broisat, qui appar
tenait alors depuis quelques années à l’Odéon et qui, à la Comé
die-Française, marqua d’une empreinte personnelle plusieurs rôles, tels la Caroline de Saint-Geneix du Marquis de Villemer, la Philiberte d’Emile Augieret Lucy Watson du Monde où l’on s’ennuie. Votre pièce n’avait pas de titre. M. Duquesnel vous proposa de l’appeler le Vertige, et voilà comment fut représenté votre premier essai de théâtre.
Deux ans après, — cherchez encore la date ! — encouragé par le sympathique accueil fait aux jolis vers du Vertige, vous apportiez au directeur de l’Odéon une grande pièce historique : Un Drame sous Philippe II. Les drames historiques étaient alors fort en honneur; le succès de votre ouvrage fut aimable. Suivant Auguste Vitu, votre pièce s’ouvrait par une exposition nette et logiquement déduite, bien qu’un peu longue; elle finis
sait mieux encore, par une succession de scènes terribles, mais, entre ce point de départ et ce point d’arrivée, deux actes vides trahissaient votre inexpérience. Vitu vous reprochait d’avoir peint Philippe II comme un sectaire couronné et de n’avoir pas suffisamment creusé le personnage. Il ajoutait que vous aviez froissé quelques susceptibilités ombrageuses et contrarié les vues saines et claires de l’Histoire. Mais c’étaient là des chicanes que le savant critique prenait plaisir à chercher aux jeunes auteurs. En somme, votre Philippe II avait réussi, mais il n’avait pas révolutionné l’art dramatique.
C’est alors que commença pour vous cette inquiétante période de longue attente que connaissent les écrivains de théâtre et sur
tout les poètes. Vous nous donniez, de temps à autre, des vers, et ces vers décelaient votre manière, votre talent, votre âme. Il
semblait que la jeunesse allait être votre constante, votre unique préoccupation. Oui, la jeunesse! Considérez, déchiquetez les personnages de votre Théâtre d amour. En est-il un, je vous le demande, un seul qui dépasse la quarantaine? Vous ne savez pas ce que c’est qu’un père noble et vous ignorez la duègne ! Heu
reux homme! N’est-il pas vrai—il y a bien longtemps que je vous fis pour la première fois cette remarque— que l’avenir est un mot qui terrifie ? A l’exemple de Perdican — toujours Musset!—vous ne vivezque dans le passé. Bonheur manqué! Mais ces deux mots que vous avez placés en tête d’un ouvrage pour lequel j’avoue ma particulière prédilection, n’indiquent-ils point votre éternel regret ? Le mélancolique « Qu’est-ce que ça fait ? » qui termine votre admirable Amoureuse, n’est-ce point le soupir même d une âme attristée de ne plus ressentir les émotions qu’on n’éprouve qu’une fois dans l’existence ?
Les années ont marché depuis le Vertige et Un Drame sous Philippe II. Vous nous avez donné votre Théâtre d’amour, et votre talent et votre âme n’en ont pas moins toujours vingt ans !
Votre cerveau travaille et bouillonne, mais c’est toujours votre cœur qui frémit et frissonne, et vous retrouvez en ce cœur d’anciennes larmes faites de regrets :
Une larme en dit plus que l on ne saurait dire!
Une larme a son prix : c’est la sœur d’un sourire.
Musset, encore Musset, toujours Musset!... Votre tendresse est comme la sienne ; ce qui vous plaît dans l’amour, c’est la souffrance. Les blessures de vos héroïnes ne veulent pas guérir : Vanina, Françoise, Germaine et Dominique sont d’éternelles blessées qui aiment autant la souffrance que l’amour!
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L’attente fut longue, après Philippe II. Les directeurs lisant les pièces à la manière de Félix Duquesnel se faisaient rares. Enfin, Antoine vint ; et Antoine, c’était le salut, le Messie ; il ouvrait toutes grandes les portes de son Théâtre Libre aux jeunes auteurs qui n’avaient pu forcer celles des scènes régulières.
Il joua votre Chance de Françoise. Cet acte, d’une observation si pénétrante, eut un succès tel que le Gymnase se l’annexa. Je vois encore la pauvre petite Julia Depoix, à laquelle vous aviez confié le rôle principal, heureuse de le jouer, mais cepen
dant inquiète à l idée qu’elle en ferait trop ou peut-être pas assez. Comme elle était une habituée des vendredis de Sarcey,
elle demanda, un jour, au critique une consultation sur votre rôle de Françoise.
« Mais vous n’êtes pas la femme du rôle, mon enfant ! s’écria Sarcey bondissant, en pleine table, au milieu des petites camarades enchantées.


A M. Georges de Porto-Riche