La Quinzaine Théâtrale


l événement de la quinzaine, ç’a été la réouverture du théâtre de la Renaissance, avec une
direction nouvelle, celle du comédien Lucien Guitry, avec une pièce importante, la Châte
laine, signée Alfred Capus, qui a eu grand succès. Du théâtre et de la pièce, je ne vous dirai rien, à d’autres incombe cette mission. Moi, je veux simplement vous parler du nou
veau directeur et vous dire sa carrière dans le passé, alors qu’il en
commence une nouvelle, pour l avenir. Il est, ma foi, tout jeune encore, Lucien Guitry; quel âge a-t-il ? quarante-deux à qua
rante-trois ans, sur lesquels déjà pèse un actif de vingt-quatre ans de théâtre. C’est un jeune homme qui est un vieux comédien, rompu au métier, avec des qualités admirables : la passion des
planches, une grande intelligence sur toutes choses, et la spéciale compréhension de celles du théâtre. C’était... ce sera encore un excellent comédien. Comme directeur, il nous ménage des surprises, car, mieux que personne, il entend l’art de la mise en scène, au sens moderne du mot, et, dès le premier coup, il a placé son théâtre, le théâtre de la Renaissance, en tête des scènes parisiennes.
Issu de très bonne famille bourgeoise, il eût pu aisément suivre toute autre voie et faire une carrière tout autre, que celle du théâtre, s’il n’avait été entraîné de ce côté par l’ardeur du feu sacré, l’influence secrète, ces moteurs mystérieux qui font les voca
tions vraies. Prédestiné dès sa jeunesse, il a passé, d’abord, par le Conservatoire. Et cela paraît presque singulier de songer que ce comédien si personnel, si franc d’allures, si affranchi des tradi
tions séniles, a été un des plus brillants élèves de la vieille Maison, oh l’on enseigne surtout les rudiments de l’art clas
sique. Ce qui tend d’ailleurs à prouver, par un nouvel exemple,
que le Conservatoire est un « atelier de dégrossissement » où on ne forme pas des comédiens, mais où on donne à des élèves des « notions » d’art dramatique qui leur permettent ensuite de se façonner eux-mêmes, en suivant la voie et le genre, dans lesquels leur tempérament les porte. C’est, d’ailleurs, la thèse que nous avons souvent soutenue, ici même, contre ceux qui
s’étonnent de ne pas voir sortir du Conservatoire des comédiens tout faits et prêts à entrer en scène.
C’est au mois de juillet 1878 que Guitry concourut, — Guitry (Lucien), dix-huit ans, dit le programme de la séance. — Je me souviens encore de son concours, j’y assistais comme membre du jury. Ambroise Thomas nous présidait, et il y avait avec lui Edouard Thiéry, Alexandre Dumas, Émile Perrin, Jules Bar
bier, Got, Delaunay, que sais-je encore? L’élève concourut en tragédie, dans le rôle d’Achille d Iphigénie, — car je crois, entre nous, que, comme beaucoup, au départ, il avait rêvé cothurne
et péplum, alors qu’à l’arrivée, cela devint bottines vernies, et veston à larges poches. — Et que cela, souvent, est ainsi ! — Dans la comédie, il dit une scène du Fils naturel, rôle de Jacques, dans la comédie d’Alexandre Dumas, — ce qui, par paren
thèse, était de grande hardiesse en ce temps-là, où le répertoire de Dumas était d’exception rare, alors qu’aujourd’hui il fait la pige au répertoire de Molière. — Il eut, pour lui donner la réplique, une toute jeune fille, à figure de camée, Mademoiselle Marie Bergé, qui eut grand succès, décrocha le premier prix, passa par l’Odéon, et disparut dans la foule. Guitry eut les deux seconds prix, en tragédie et en comédie. Je le vois encore, il avait de la chaleur, une voix bien timbrée, mais parut un peu gauche, il s emballait et n’était pas très sûr de lui-même.
Alexandre Dumas, qui avait le don de voir toujours très
juste, et de porter des jugements rapides et sains, dit : « Il a de très grandes qualités, ce garçon-là, il ne lui manque que du sang-froid » ; puis, se tournant vers Perrin, il ajouta, en riant, lançant une de ces boutades auxquelles il excellait, et qui étaient,
le plus souvent, des explosions de bon sens : « Il ne faudrait pas qu’il passe, par chez vous, à la Comédie-Française, il n’y ferait qu’un tour de broche et ne serait jamais cuit à point... » Perrin ne répondit rien, fronça le sourcil, et réclama, quand même, le lauréat, pour la Comédie, comme c’était son droit. Mais Montigny veillait dans l’ombre, Montigny, le légendaire direc
teur du Gymnase, l’un des « hommes de théâtre » les plus complets du siècle dernier. Il étendit la main, signa l’engagement de Guitry, et la Comédie dut renoncer au comédien qu’elle avait visé; elle s’en vengea, d’ailleurs, en exigeant, impitoyable, que l’élève récalcitrant payât le dédit de dix mille francs, stipulé au règlement du Conservatoire, pour ceux qui esquivaient la Maison de Molière, et faisaient école classique buissonnière.
J’ai ouï conter qu’Alexandre Dumas fut complice de la fuite. Il avait vu, dans Guitry, un Armand Duval. Ce fut, en effet, par ce rôle que le jeune comédien débuta au Gymnase. Il eut pour partenaire une assez singulière Marguerite Gautier..., Aimée Tessandier, un peu brune et un peu vigoureuse pour incarner la poétique poitrinaire. Guitry ne passa que deux ans
chez Montigny; réclamé par son service militaire, il dut partir après une excellente création dans le Fils de Coralie, un drame d’Albert Delpit, qui eut quelque succès. J’y relève cette parti
cularité que Tessandier, l’amante de Guitry, dans la Dame aux Camélias, devint sa mère, dans le Fils de Coralie. Il y a de ces anomalies au théâtre. Il semble, d’ailleurs, que la comédienne ait été mieux à sa place dans la seconde incarnation, que dans la première.
Ses deux années de service accomplies, vers la fin de 1882, Guitry revint à Paris pour y reprendre la carrière interrompue. Mais il trouva de grands changements, au retour. Dans l’inter
valle, le Gymnase avait changé de direction. Montigny, vieux, fatigué, ayant vu tourner la chance, atteint dans sa fortune très réduite, par des pertes successives, désespéré par la mort bru
tale de l’aîné de ses fils, avait passé la main et s’était retiré dans les tristesses d’une solitude douloureuse. Notre comédien prit rapidement son parti, et, comme il ne voyait pas, à Paris, un emploi pour son activité artistique, il accepta un engagement proposé par le théâtre Michel, et partit pour la Russie. Il avait eu du moins la chance heureuse de faire ses premières armes sous un Maître, et, très passionné de son art, aussi très obser
vateur, je suis certain que c’est, avec Montigny, un des plus merveilleux metteurs en scène de ce temps, qu’il apprit les rudi
ments de cette grammaire théâtrale que lui-même possède mieux que parsonne.
Guitry passa neuf années au Théâtre français de Saint- Pétersbourg, de 1882 à 1891, et neuf années singulièrement laborieuses, car, là-bas, le travail du comédien affecte une forme d’activité fébrile, puisque le spectacle change chaque semaine, la même pièce ne se jouant guère que trois fois, aussi ce fut une course folle, à travers tous les genres, et tous les répertoires. Les uns s’y forment quand même, s’habituant ainsi à une grande rapidité de conception ; les autres s’y déforment, parce qu’ils convertissent en simple métier, l’usage de leurs aptitudes artis
tiques. Ce travail fiévreux qu’on accomplit au théâtre Michel, je le comparerai volontiers au bain d’eau glacée qui enrhume les faibles, et qui, chez les forts, augmente encore la virilité des forces, et les tonifie. Ce fut le cas pour Guitry. Ayant réussi