scrupule médiocre, et j’avoue que je m’attendais à quelque révolte du public. Il n’en a rien été; le succès a été grand, l’assistance ne s’est pas cabrée, et le dénouement a passé comme lettre à la poste. Nous ne faisons, d’ailleurs, qu’indiquer l’historique de la soirée de première, le Théâtre publiera, un jour ou l autre, le compte rendu critique détaillé de l’Autre Danger, ainsi qu’il fait pour toute pièce importante, et nous n’avons, nous, à donner ici qu’une. « tête de chapitre », ajoutons que l’auteur a bénéficié d’une interprétation remarquable, qui peut revendiquer bonne part du succès. Mademoiselle Bartet a été au-dessus de tout éloge, dans le rôle de Claire Jadin, — la mère, — elle a fait accepter, à force
d’émotion, de tact et de talent, une des scènes les plus difficiles qu’il y ait au théâtre. Mademoiselle Piérat, qui débutait par le rôle de Madeleine Jadin, — la fille, — lui a dignement donné la réplique. Ses qualités se sont trouvées à l’aise dans un person
nage qui semblait fait à sa mesure. Voilà un début excellent, qui « tient » dans le présent, et promet pour l’avenir. Féraudy, dans un rôle de second plan, m’a paru parfait de sincérité; il a « com
posé » son personnage, — comme l’on dit, — avec beaucoup de réalisme. Le Bargy, très élégant, comme toujours, a fait bonne figure, dans un rôle plutôt ingrat. Puisque le nom de Le Bargy nous vient sous la plume, hâtons-nous d’annoncer que l’excellent comédien, qui est aussi professeur au Conservatoire, vient d’être décoré de la Légion d’honneur, dans la promotion de janvier. Personne mieux que lui ne méritait assurément cette récom
pense. Je regrette qu’elle n’ait pas été accordée aussi à Féraudy, mais ce n’est que retard d’un an, et partie remise à l’année prochaine.
Au Théâtre Sarah-Bernhardt, nous avons eu Théroigne de Méricourt, avec la grande artiste dans le rôle de l’héroïne
révolutionnaire. Le malheur est que la figure de Théroigne semble vague, imprécise, on ne la connaît guère. Ça n’est pas que les documents sur elle fassent défaut, c’est peut-être bien, au contraire, qu’il y en a de trop, et qu’ils se contredisent.
L’auteur a, d’ailleurs, pris Théroigne plutôt comme prétexte de son drame, comme symbole, que comme héroïne régulière, et sous ce prétexte il a écrit une suite de six tableaux curieux et intéressants, sorte de cinématographe parlant de l’époque révolutionnaire, avec un dialogue étudié, éloquent en la langue pas
tichée de l’époque. Et l’on ne peut nier la virtuosité du spectacle qui s’encadre dans une mise en scène, d’une grande recherche d’exactitude historique, de couleur pittoresque, où costumes et décors sont des œuvres d’art, où les mouvements de foule sont réglés comme l’étaient ceux des Meiningen, nos maîtres en la matière.
Je ne saurais dire, toutefois, quel effet produira sur le public courant, ce spectacle qui semble fait pour les dilettanti plus que pour la foule, cette lanterne magique aux verres vigoureusement peints. Ceux-ci font défiler successivement sous nos yeux la scène de l’interrogatoire de Théroigne, par Léopold-Joseph II, lorsque l’empereur d’Autriche la fit remettre en liberté.
— On sait qu’au courant de l année 1792, Théroigne, qui avait quitté Paris et s’était réfugiée dans son pays, le Luxembourg, avait été enlevée par deux gentilshommes émigrés, qui la livrèrent à la cour d’Autriche. Le journaliste royaliste Suleau l’accusait d’avoir entraîné les femmes du peuple, au palais de Versailles, dans la journée du 5 octobre, ayant ainsi exposé le Roi et la reine Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse, et propre sœur de Léopold, — celle de la soirée du 9 août 1792
aux Tuileries, alors que le château était menacé de l’envahissement par les sections, et que l inquiétude régnait fiévreuse, dans l’entourage royal ; — la même soirée, chez Théroigne, dans le salon boisé de la rue de Tournon, où elle occu
pait, par un singulier jeu du hasard, l’appartement où j’ai connu Octave Feuillet vers 1876, c’est là que passent les sil
houettes de Danton, Robespierre, Camille Desmoulins, Brissot, Fabre d Eglantine, Collot d’Herbois, et celle du prudent Sieyès, ancêtre de l’opportunisme. Je dis silhouettes, car ces divers per
sonnages de la Révolution ne font que traverser l’action, où ils se découpent en vagues ombres chinoises, — et par deux fois, la Ter
rasse des Feuillants, à un an de distance, d’abord au 10 août 1792, alors que le Roi et la famille royale, chassés des Tuileries envahies, vinrent demander asile à la Convention et se mettre
sous sa protection décevante; puis, en mai 1793, lorsque Théroigne, tenant pour les Girondins menacés par la Montagne, se vit saisir et flageller par les tricoteuses, humiliation effroyable à laquelle sa raison ne résista pas. Elle devint folle, en effet, et fut enfermée à la Salpêtrière. Beaucoup d’historiens et chroniqueurs du temps prétendent que cet état de folie fut déterminé par la violente émotion que lui fit éprouver le traitement que lui avaient infligé les tricoteuses. Il se peut, bien que la vérité vraie sur cette femme singulière et imprécise ait été dite en plaisantant par le docteur Blanche, l’arrière-grand-père de celui que nous avons connu, qui, causant avec l aliéniste Esquirol, le médecin de Théroigne, alors qu’elle était au cabanon, disait : « Cette femme a toujours été folle, c’était une « externe », mais on ne s’en est
aperçu que lorsque sa folie est devenue furieuse. Jusque-là elle a paru relativement douée de raison, à une époque où tout le monde était fou... »
A la Gaîté, c’est un opéra-comique qui a pris l’affiche : le Chien du régiment, quatre actes de M. Pierre Decourcelles, agrémentés de musique par M. Louis Varney, qui s’est mis en frais d’une partition chantante et gaie, avec des romances, un quintette délicieux, des marches militaires, enfin tout le bouquet des herbes de la Saint-Jean. Et ce bouquet-là, il est égrené par Madame Simon-Girard, que ce nouveau contact avec les plan
ches de son vieux théâtre de la Gaîté a rajeunie de dix ans, et qui a retrouvé sa voix plus vibrante et plus fraîche que jamais. Quant au libretto..., vous voulez savoir ce qu’est le libretto? Eh
bien, c’est un conte amusant pour petits et grands enfants, conté assez gentiment pour que tous y puissent prendre « plaisir extrême », c’est l’histoire d’une ville de Hollande assiégée par le
régiment de Pomponne, qui est menacé de ne pas la prendre et d’en être pour sa courte honte, faute d’avoir les clefs de la porte du Nord, qui sont celles de la situation, si Moustache, le chien du régiment, — il faut bien justifier le titre, — ne repêchait le trousseau submergé dans le Zuyderzée et ne le rapportait dans sa gueule triomphante. Ce Moustache, c’est l’ange du dénoue
ment, un beau chiende berger, moucheté, quiaboie à la réplique,
fait le beau, remue la queue aux moments pathétiques, monte la garde et franchit les murailles. Quel cabotin que ce clown à quatre pattes, qui connaît déjà le bruit des bravos, salue son public et fait de l’œil aux fauteuils d’orchestre. Il suffirait, à lui seul, pour assurer le succès de la pièce, qui court de péripéties en péripéties, escortée de comiques étonnants, Guyon fils, roi des pince-sans-rire; Bartel, Jocrisse à face ouverte et naïve; Brunais, Jocrisse pointu, traînard et réflexe.
A signaler encore, l’ouverture d’un nouveau théâtre, un peu excentrique, puisqu’il perche boulevard Rochechouart, n° 8o, mais confortable, pimpant, neuf, important — il contient son millier de places, toutes bonnes, ce qui est rare et à très bon marché, ce qui n’est pas pour nous déplaire. — Ce nouveau théâtre, qui a bel et bien coûté, ou peu s’en faut, son million à construire, s’appelle le Théâtre Trianon. Il a été édifié sur le vaste terrain où jadis s’élevait l’Élysée-Montmartre. Le feu, qui purifie tout, dit-on, mais qui, en tout cas, détruit tout, a passé par là. Il y a trois ans environ, l’incendie a fait table rase du music-hall alors que Frégoli y donnait ses représentations, et M. Al
bert Chauvin, locataire du terrain, par bail emphytéotique, s’est dit, avec raison, qu’un Théâtre-Populaire à bon marché vaudrait mieux qu’un bal public; il a donc fait élever le nouveau théâtre sur ce vaste terrain, ce qui a permis de le pourvoir de
dépendances commodes, foyers, bars, vestibules. L’inauguration s’est faite, il y a une vingtaine de jours, avec une grande opérette à spectacle de MM. Victor de Cottens et Robert Charvay, musi
que de Louis Varney, l’inépuisable Varney, déjà nommé. Cela s’appelle le Voyage avant la noce, et c’est joué par une constel
lation d’étoiles : Madame Tariol-Baugé, impeccable chanteuse; Mademoiselle Mariette Sully, pleine de gentillesse, d’entrain et d’esprit; Jean Périer, comédien alerte et le meilleur des chan
teurs de genre. C’est une interprétation qui n’est pas banale, et l’on peut passer au Théâtre Trianon une excellente soirée à peu de frais.
Nous vous parlerons, la prochaine fois, des nominations de sociétaires à la Comédie-Française, et des orages qui en résultèrent.
FÉLIX DUQUESNEL.