La Quinzaine Théâtrale


LE numéro d’aujourd’hui étant consacré, en son entier, au Sire de Vergy, la grande opérette qui (ait florès au théâtre des Variétés, nous n’avons pas à y revenir personnellement, puis
que nous en avons déjà parlé d’une manière générale. Notre confrère Adolphe Aderer vous en parlera aujourd’hui dans le détail, et vous
en donnera l’analyse. 11 nous suffit, pour nous, de constater que le succès ne languit pas, bien au contraire, et que les recettes atteignent des hauteurs que les Variétés connurent rarement, même dans les temps les plus heureux. Nous passerons donc cette fois en revue, comme d’usage, les nouveautés de la quinzaine. Celle-ci n’est, d’ailleurs, pas très chargée, elle se ressent des approches de la morte-saison théâtrale.
Au Vaudeville, nous trouvons deux pièces qui, non sans valeur l’une et l’autre, ne furent, comme l’on dit, que des matinées de printemps, — je dirais « des déjeuners de soleil », si,
cette année, le soleil ne semblait un astre tout à fait inconnu : — La Neige, pièce en deux actes de MM. G. Ibels et Pierre Morgand, est une échappée de l’ancien Théâtre Libre, drame bour
geois à deux personnages, car les autres sont des comparses de remplissage. C’est l’histoire sinistre de deux vieux époux qui ont fait partie et revanche. L’épouse, Madame Tourneau, ayant trompé son mari à qui elle confesse sa faute, que celui-ci con
naissait, du reste; Tourneau, l’époux vengeur, ayant depuis des années, créé la paralysie qui va emporter sa femme dans la mort, par des doses infinitésimales de strychnine savamment distri
buées; crise de terreur, aveux terribles, assassinat cordial et familial, rien ne manque à l’horreur de la situation, dont le meilleur résultat a été de donner au comédien Lérand, l’occasion d’une création remarquable, car il a élevé, à force de talent dans son exécution, jusqu’au suprême degré tragique, cette figure de bourgeois vulgaire et insignifiante; — et Petite Mère, quatre actes d’Emile Bergcrat, découpés en pleine fantaisie par un auteur dont la vocation est d’avoir de l’esprit, et qui en a jusqu’à la satiété. Par exemple, sa pièce est vague, ou plutôt, de pièce, il n’y en a pas, et l’aventure de la belle Géraldine, prompte aux caprices et sujette au « béguin », est difficile à raconter, parce qu’elle est fluide comme un conte de fées. Le roi de Chaonie, Omar Tacoman, est le protecteur de Géraldine qui le trompe avec un ingénieur. Or celui-ci est le futurde la douce Angélique que Géraldine chérissait tendrement au couvent, jadis, où même elle fut sa « petite mère », il faut bien justifier le titre. — Mais après quelques péripéties galantes, Omar, bon prince, pardonne à Géraldine, — il a une telle habitude des petits accidents de route, — tandis qu’Angélique, pleine de mansuétude, épousera son ingénieur. Géraldine partira pour la Chaonie, où elle jouera sans doute la Du Barry, au petit pied, et Angélique, en possession d’un mari dégourmé, sera certainement très heureuse et aura beaucoup d’enfants. Cette pièce, malgré sa robe à paillettes et son dialogue qui n’est qu’un feu à volonté de concetti, n’a eu que le succès de première, la clientèle ordinaire du théâtre s’en est étonnée, habituée qu’elle est à cuisine plus simple. J’ai remarqué que l’esprit qui charme le public des premières, inti
mide et fatigue les couches suivantes. Marcelle Lender, très élégante dans le personnage de Géraldine, y a témoigné de
vraies qualités de comédienne. Gaston Dubosc a de l’humour dans son roi bon enfant, sceptique et désabusé, silhouette visi
blement découpée sur le type bien connu du feu roi Milan,
altesse familière et falote. Grand est un ingénieur aimable et naïf, et Tréville a fait plaisante figure de Scanderwitch,la « suitedu roi, qui parle en monosyllabes. Cette affiche, qui ne man
quait pas d’un certain intérêt, a été bien vite déchirée, on l a remplacée par une reprise d Yvette, la comédie que mon ami Pierre Berton a tirée de la nouvelle de Guy de Maupassant.
A l’Ambigu, Pierre Salles, le romancier populaire bien connu, a extrait une pièce en deuxparties et six tableaux, de son roman, le Ruban rouge, paru il y a quelques années au sous-sol du Petit Parisien. Le roman avait eu grand succès, la pièce n’a pas déplu, mais je crains qu’elle n’ait paru un peu douce et inoffensive pour la scène de l’Ambigu, où on exige plus de piment. Il faut en convenir, d’ailleurs, ce théâtre est bien difficile, il semble rebelle à tout succès. Les pièces s’y succèdent comme les verres d’une lanterne magique, c est tout à fait désolant. Le drame est-il un genre défunt, ou bien faut-il lui cher
cher une formule nouvelle? Je laisse à plus malin que moi le soin de résoudre le problème; ce qui est certain, c’est que le mal existe, et qu’on ne voit guère le médecin qui le guérira.
Pendant qu’au théâtre du Palais-Royal on allait, pour cause de famine, emprunter un vaudeville très amusant, Plaisir


d Amour..., au répertoire de Cluny, le Théâtre-Antoine nous donnait le régal de deux pièces intéressantes à des titres divers;


la réunion forme un spectacle excellent, avec lequel le théâtre du boulevard de Strasbourg pourra certainement finir sa saison.
Monsieur Vernet est la première grande pièce de Jules Renard, l’ingénieux auteur de Poil de Carotte, Plaisir de
rompre, le Pain du Ménage et autres petits chefs-d’œuvre, dont la ciselure est de main d’ouvrier. Je dis « première grande pièce »,parce que tout est relatif, ses pièces précédentes n’avaient qu’un seul acte, Monsieur Vernet en a deux. Ici comme là, la fable est simple, c’est un tout petit incident de vie bourgeoise qui en fait les frais, mais le caractère des personnages est si
bien étudié, il y a une telle science du détail, tant de délicatesse dans les sentiments, et de sincérité dans le dialogue, qu’on éprouve un charme réel à l’audition de ces deux actes de psy
chologie menue, de vérité touchante et de bonhomie aiguisée. Quel brave homme que ce Monsieur Vernet, naïf et bon, cœur prime-sautier et généreux, accessible aux affections et prêt à se donner. Aussi, quelle douleur il éprouve, alors qu’il s’aperçoit que son ami Henri Gérard est amoureux de sa femme, et qu’il faut éloigner celui-ci à tout prix, dans la crainte d’une cata
strophe sentimentale ; non qu’il se méfie de sa femme, cœur admirable, créature d héroïque simplicité, mais parce qu’il apprécie cette parole de l’Évangile : « La chair est faible et l esprit est prompt... » Toutefois, ce n’est pas sans déchirement qu’il se sépare de l’ami qui fut presque félon, et qu’au fond du cœur il aime encore, tout en se disant philosophiquement : « Il était temps qu’il partît ! ! »... O le bon et l’honnête théâtre, qui éclate de probité professionnelle, et combien peu il ressemble à la fabrication vulgaire! L’interprétation est excellente entre Antoine, qui a des notes de rondeur joviale et des retours de finesse émue dans le rôle de M. Vernet, et Mademoi
selle Cheirel, une comédienne que j’apprécie fort, et qui n’a pas la place qu’elle mérite; elle est aimable, simple, bourgeoise, tendre et de douce raison dans le rôle si bien tracé de Madame Vernet, l’épouse adorée de son mari et sa « raison de vivre ».
L Attaque nocturne est une de ces pièces dans lesquelles excelle M. André de Lorde — qui, cette fois, s’est adjoint comme collaborateur, M. Masson-Forestier, — drames sombres, où il cultive l’horreur sous châssis, avec cette différence que cette fois l’horreur se termine en farce, et qu’après deux tableaux effrayants, nous versons dans le burlesque, dont la joie se double, par l’effet d’opposition. Elle est vraiment très amusante l’aven
ture de ce commissaire de police de je ne sais quelle petite ville de province, — Maubeuge, je crois, — qu’une jolie femme de l’endroit, l opulente Madame Levallois, vient nuitamment appeler à son aide. Le cas est grave, voyez plutôt: il est minuit, M. Levallois qui est à Paris, pouraffaires de son commerce, doit rentrer par le train d’une heure du matin, et voilà que l’amant