dans un asile de nuit, où la vermine règne en impératrice, à même la paille des grabats. Chemin faisant, Wania a fait une mauvaise rencontre, celle de Sakanine, un bandit de sac et de corde, qui l’a corrompu et a fait de lui un ivrogne. Or, si la faim est mauvaise conseillère, il est certain que la soif ne vaut guère mieux. Sakanine complote de dévaliser une raffinerie, et voilà que les deux complices, chemin faisant, pour s’exercer la main, sans doute, assassinent un maître charbonnier, auquel ils volent son cheval, sa voiture et sa sacoche pleine d’or, après quoi ils se font pincer dans une isba, parce qu’ils ont des allures suspectes et ont voulu changer une pièce d’or, ce qui ne se voit guère chez les cabaretiers. Le staroste, prévenu, les fait arrêter, et Wania, dans une crise alcoolique, avoue le crime : „ l’imbé
cile ! » s’écrie un des assistants, qui, sans doute, émule de feu le philosophe Avinain , est d avis qu’on « ne doit avouer jamais ! » Wania et Sakanine ont le cou mûr pour le collier de chanvre.
Wania est un drame sans ennui, et aussi sans utilité. Ça se joue en juin et ça passera comme une matinée de printemps!
Janvier et Dorival (Sakanine et Wania) font de louables efforts pour défendre cette forteresse démantelée.
Cependant, à l’Ambigu, on a repris les Deux Orphelines, c’est le remède à tous les maux. Quand ce théâtre infortuné est à bout de ressources, il reprend les Deux Orphelines, c’est de règle. Le vieux drame de d’Ennery et Cormon est une épée de chevet dont, sans doute, la lame fut fabriquée à Tolède, car elle frappe à coup sûr et ne se fausse jamais. Ce succès inépui
sable a dépassé sa millième représentation. Il ira bien à deux mille, assurément, mais les auteurs qui l’ont signé n’en auront pas le profit, car ils sont morts tous deux, très vieux l’un et l’autre, d’ailleurs : d’Ennery en 1898, il avait alors quatre-vingthuit ans; Cormon, son collaborateur, au mois de mars dernier, il avait, lui, ses quatre-vingt-treize ans sonnés.
Ce fut un type curieux que ce vieux dramaturge, qu’on rencontrait encore, l’année dernière, trottinant sur le boulevard,
souriant, aimable et poli, — poli comme feu M. le marquis de Coislin, qui passait pour l’homme le plus poli de France, — et c’est à lui qu’appartient l’idée première des Deux Orphelines. Elle lui était venue en lisant des Mémoires du XVIIIe siècle, où se trouvait racontée l’aventure de deux jeunes filles irlandaises, arrivées à Paris par le coche, sous la conduite d’une religieuse, qui les escortait depuis le couvent. Elles se dirigeaient sur le Havre, pour s’y embarquer. Chemin faisant, la bonne sœur était entrée dans une église pour y faire ses dévotions, et s’était endormie. Les deux jeunes filles, continuant leur route, incon
scientes, s’étaient égarées. Après avoir marché une partie de la nuit, sans savoir de quel côté se diriger, elles s’étaient assises sur un banc, dans l’allée d’une maison borgne, exténuées de fatigue. Ramassées comme voleuses par une ronde de police, elles avaient été conduites à Saint-Lazare, et de là allaient être expédiées à la Guyane, dans un convoi de femmes dites de mauvaise vie, quand, par hasard, le lieutenant de police Lenoir, touché de leur jeunesse et de leur air d’innocence, s’informa de leurs aventures. Il eut pitié de ces malheureuses, les prit sous sa protection, les fit conduire au couvent des Augustines, puis rapatrier.
Cormon, très intéressé par l’anecdote, s’en fut trouver d Ennery, avec lequel il collaborait volontiers, et lui raconta ce qu’il avait lu.
« Il y a là un drame à faire et une situation à prendre,— lui dit-il.
— Tu trouves! — fit d’Ennery dédaigneux, qui n’aimait pas à avoir l’air d’accepter les idées des autres, préférant se les approprier et les faire siennes, — tu trouves? Eh bien, fais-le, ton drame !
— Je viens te proposer de le faire avec moi. — Mais tu ne m’apportes rien ! »
Cormon, piqué au jeu, commença le drame à lui tout seul, en
combina le scénario, en écrivit quelques scènes et vint retrouver d’Ennery, pour lui lire ce qu’il avait fait. Celui-ci l’écouta silencieusement, tout en fermant les yeux, suivant sa coutume.
« Eh bien?— fit Cormon anxieux. — Qu’est-ceque tu en penses?
— Que diable veux-tu que j’en pense? Là où il n’y a rien, on ne peut rien penser.
— Alors, que faut-il faire?
— Tiens, allume le feu avec ton manuscrit, comme cela... C’est le meilleur moyen de l’utiliser. »


Ce disant, il poussa le manuscrit sous la bûche incandescente du foyer, et le papier brûla, grésillant en fumée.


Cormon regarda tristement flamber son travail, sans souffler mot.
« Je vais réfléchir, —fit d’Ennery, — reviens dans huit jours. » Huit jours après, Cormon revint.
« J’ai trouvé, sauf ce qui manque encore... » répliqua d’Ennery triomphant, et, séance tenante, il lui exposa le plan de la pièce, tel qu’il l’avait conçu.
Cela ressemblait singulièrement au scénario de Cormon, à quelques modifications près. D’Ennery avait ruminé. Il avait une mémoire admirable. Aucun détail ne lui échappait. Il avait repris mentalement le plan de Cormon et avait élevé sa construction, avec les matériaux du voisin.
« C’est mon plan ! — fit Cormon. — Je conviens que tu y as ajouté d’excellentes choses, mais c’est mon planque tu as suivi...
— Jamais de la vie... ce que tu m’as donné n’avait ni queue ni tête... La première chose que j’ai faite, ç’a été d’oublier tout cela et de chercher ailleurs. Maintenant que j’ai trouvé, nous pourrons travailler utilement ! »
Je crois qu’il était de bonne foi, alors qu’il s’exprimait ainsi. Par un mirage cérébral, il arrivait à se convaincre qu’il avait tout imaginé, que son collaborateur ne lui avait rien apporté, ce qui, tout au moins, ne fut pas exact pour les Deux Orphelines, où Cormon fournit certainement une part égale à la sienne.
La gestation du drame dura plus de deux ans. Commencé en 1871, au Cap d’Antibes, en automne, il fut achevé à Paris, en novembre 1873, et représenté pour la première fois en janvier 1874. La Rochelle, alors directeur de la Porte-Saint-Mar
tin, ne comptait guère sur la pièce : « C’est un vieux mélo, disait-il, je crois bien que ça n’est plus au goût du jour, si ça se joue une trentaine de fois, ce sera bien beau!... » La première série donna cent cinquante représentations consécutives.
Le succès fut grand, le soir de la première, et Cormon reçut nombre de félicitations, on les exagéra même quelque peu, pour faire pièce à son collaborateur, qui s’en agaça et se vengea par une de ces boutades auxquelles il excellait, en disant d’une de ces demi-voix que tout le monde peut entendre : — « Ce pauvre Cormon, si cela continue, il va se croire l’auteur des Deux Orphelines... il ne s’est même pas aperçu que je me suis amusé à refaire tout simplement la Grâce de Dieu. Après cela, il est si naïf!!! »
Nous avons eu, ce mois-ci, les concours du Conservatoire, et nous donnerons dans un de nos fascicules d’Août leur exa
men critique, avec les portraits des principaux lauréats. Mais, à côté de ces consécrations officielles, il y a, de par le monde, d’autres étoiles en perspective, dans l’art lyrique, c’est à nous de les signaler à l’occasion. Nous donnons donc, aujourd’hui, à titre de primeur, le portrait de Mademoiselle Rosa di Belmonte, qu’on nous annonce, comme une espérance, et qui pos
sède une de ces voix puissantes et rares qualifiées « falcon » du nom de la cantatrice fameuse, qui en est restée le symbole expressif. Nous souhaitons grand succès à la jeune cantatrice, dont nous aurons été les premiers à saluer l’aurore.


FÉLIX DUQUESNEL.


P.S. — En publiant dans notre dernier numéro, la reproduction du nouveau Rideau de la Comédie-Française, nous avons omis de dire que, composé par M. H. d’Espouy, il a été exécuté avec la collaboration de M. A. Calbet.