mai 1855. On a fait choix, comme reprise d été, du Vieux Caporal, un mélodrame issu de la collaboration Dumanoir et d’Ennery. Le sujet de ce mélo est de vieille tradition. L’histoire de l’enfant du général confié, sur le champ de bataille, au dévoue
ment d’un soldat, n’a jamais été l’objet d’un brevet d’invention, car on s’en est servi un peu partout, à satiété, depuis le Vieux Caporal jusqu’au Chien de garde, de Jean Richepin. Il n’y a jamais que le grade du vieux soldat qui diffère, il est à volonté caporal ou sergent ; et aussi le sexe de l’enfant confié, fille ou garçon, suivant les nécessités du drame. Sur ce cliché banal,
l’invention des auteurs a consisté à greffer l’épisode du Colonel Chabert, de Balzac, — on prenait, en 1833, son bien où on le trouvait, — et à imaginer que le vieux héros devenait muet, à la suite de je ne sais quels événements, ce qui lui permettait de se livrer à une pantomime vive et animée. Ce fut la joie et le succès de Frédérick Lemaître, créateur du rôle, lequel n’était pas, comme l’on sait, ennemi de quelque excentricité.
L’anecdote redite à nouveau, devant un public à prix réduit, n’a pas paru déplaire. Sa note de fausse émotion a trouvé pre
neurs, et le succès s’est traduit par un bruit de mouchoirs... On s’est donc beaucoup mouché, le jour de la première, ce qui est une manière comme une autre de manifester un état d’âme.
Le nom de Dumanoir, qui fut, à l’occasion, le collaborateur de D’Ennery, est bien oublié aujourd’hui, et ça n’est pas justice, car ce fut un auteur dramatique des plus distingués, un des maîtres du théâtre pendant plus de trente ans, de 1830 à 1865, époque bien ingrate. Il est vrai, il possède à son actif, un réper


toire très considérable, près de deux cents pièces! Parmi les


quelles, nombre de petits chefs-d’œuvre du théâtre de « genre », où il excellait. — Son intrusion dans le mélodrame ne fut qu’ac
cidentelle. Il pratiquait surtout le vaudeville, et on cite de lui, une œuvre de jeunesse, il n’avait que vingt-deux ans quand il l’écrivit, la Semaine des Amours qui fut un des plus grands succès du théâtre du xixe siècle. Cette pièce, qui date de 1827,
fut jouée sur la scène des Variétés plus de deux cents fois de suite, ce qui est incroyable pour l’époque. Elle eut la chance d’avoir pour principal interprète Jenny Colon — « la femme la plus séduisante du siècle... », a écrit Sainte-Beuve, —et celle-ci était alors dans tout l éclat de beauté de sa vingtième année. La Semaine des Amours avait été inspirée par la chanson popu
laire du Hussard de Felsheim, dont le refrain se chante encore dans les ateliers de modistes :
Nos amours ont duré toute une semaine, Ahl que des amours
Les instants sont courts, S’adorer huit jours... C’était bien la peine !
Le temps des amours
Devrait durer toujours!
La pièce était exquise, paraît-il, animée d’un délicieux souffle de jeunesse, vibrante de charme et d’émotion. Stendhal qui, pourtant, ne se piquait pas de sensibilité — on a dit de lui qu’il était sensible comme un « madrépore » — faisait grand cas de ce vaudeville, pour lequel il avait une prédilection toute parti
culière, il ne pouvait le voir, sans « être fouetté du frisson des souvenirs ».
Le premier-né de la collaboration de D’Ennery, avec Dumanoir, avait été Don César de Bazan — toute la partie humoristi
que de ce drame, un des meilleurs de l’époque, appartient en propre à Dumanoir, et ce qui était rare, D’Ennery lui-même,
en convenait — dont le rôle principal fut créé par Frédérick Lemaître, qui y trouva un de ses plus beaux succès. Cela date de 1844, et ce fut ce comédien qui eut l’idée de provoquer une nonvelle collaboration des deux auteurs de Don César, Il était en 1853 encore dans toute la force de l’âge et du talent,
puisqu’il ne comptait guère que cinquante-quatre ans, mais il était usé déjà par les excès, son dos s’était voûté, sa voix s’était éraillée, puis ses fantaisies et ses frasques avaient lassé les directeurs de théâtre, qui, chemin faisant, l’avaient lâché. Il lui fallait donc l occasion d’un rôle pour se refaire. Un matin que D’Ennery déjeunait au Café de la Porte-Saint-Martin, avec son ami Dumanoir, le comédien fit irruption, et se campant devant eux, les poings sur la hanche, leur dit, avec les gestes bizarres qui lui étaient familiers:
« Faites-moi donc un rôle, mais un rôle de vieux, car je vieillis; il faudrait que je n’aie que peu à parler, ma voix se fatigue, ... enfin, vous comprenez, un rôle de vieux qui ne parlerait presque pas...
— Un rôle de muet ? fit D’Ennery. — Non pas précisément de muet.
— Un muet « intermittent », fit Dumanoir.
— C’est ça, un muet « intermittent » comme dit Dumanoir... car il m’a compris ! il m’a compris!» — s’écria Frédérick, qui se mit à exquisser un pas de danse, en signe de joie, et une scène de pantomime, pour démontrer son savoir-faire, en cet art délicat.
Les deux collaborateurs laissèrent de côté la Case de l Oncle Tom, dont ils s’occupaient déjà depuis plusieurs semaines, et se mirent en quête d’un sujet. Les chansons de Béranger avaient repris quelque mode, depuis le nouvel Empire, et un baryton célèbre de l’Opéra chantait le Vieux Caporal, sur une musique nouvelle de Bonoldi. Un soir D’Ennery entendit la chanson, le titre le frappa.
« Que penserais-tu, dit-il à Dumanoir, du Vieux Caporal, comme titre, pour la pièce de Frédérick ?
— Le titre serait excellent, surtout si la pièce était bonne, — répliqua Dumanoir, en riant, — reste à faire la pièce! »
La pièce fut bientôt bâtie, banale, comme sont, le plus souvent, ces sortes de choses. Le prologue était très à effet, la diffi


culté venait ensuite, comment ferait-on, pour rendre muet, au


courant du drame, le personnage que devait jouer Frédérick, ce fameux muet « intermittent », qu’on lui avait promis?
« Bah ! fit D’Ennery, — qui ne s’embarrassait pas pour si peu — il perdra la parole, à la suite d’une grande émotion, et il la retrouvera au moment utile.. .
— Parfaitement! — fit Dumanoir, qui avait la plaisanterie facile, et était d’humeur très égale et très gaie — parfaitement, il sera comme cet homme, dont les cheveux avaient subitement blanchi, quand il se croyait ruiné, et redevinrent tout noirs, quand il eut refait sa fortune. — C’est ça même ! »
Ce fut cela, en effet, la pièce fut vite bâclée, six semaines suffirent pour l’écrire, six autres semaines pour la répéter. Le succès fut grand, l’époque était indulgente. L’empereur Napo
léon III, qui cependant se risquait rarement dans les théâtres de Boulevard, vint à la Porte-Saint-Martin, il voulut voir le Vieux Caporal, qui se rattachait à la légende Napoléonienne. Les auteurs eurent des félicitations; Frédérick eut une tabatière
— présent plein d’à-propos, car il prisait, comme un suisse —
et le mélo fit la triomphale carrière, qu’il ne méritait qu’à demi.
Maintenant, disons pour finir, que l’Association des artistes dramatiques a tenu son assemblée annuelle, et que les affaires y sont florissantes, grâce à l’activité de Coquelin aîné, son infati
gable président, qui se multiplie, avec une ardeur que rien n’arrête. Le capital grossit à vue d’œil, les pensions augmentent, et si cela continue elles deviendront tout à fait importantes, et de toute sécurité. Coquelin a été réélu président, par l’assem
blée, c’était justice, à l’unanimité des votants, cela va de soi, moins une voix... la sienne, sans doute.
FÉLIX DUQUESNEL.