La Quinzaine Théâtrale


rès curieuse fut la représentation du Roi Lear, au théâtre Antoine, par celte raison que, pour la première fois, je crois, le célèbre mélo
drame de Shakespeare fut présenté dans son intégralité. Même en Angleterre, où le respect ______________ du «vieux Will» devient dogme, on se permet
cependant quelques coupures pour alléger. Ici, on nous a servi bel et bien, les vingt-huit tableaux, disons mieux, les vingt-huit scènes, où l’unité de lieu est traitée comme quantité négligeable. L’épreuve était hardie, même au point de vue matériel. On n’avait pas la ressource du temps jadis, où une simple pan
carte suffisait pour indiquer où se perpétrait l’action. On n’avait même pas celle des toiles de fond superposées, qui s’enlèvent successivement et tiennent lieu de tout. L’art du décorateur a fait trop de progrès pour que le public eût pu se contenter à si peu de frais. Ingénieusement, on a eu recours à
l’expédient du proscenium, derrière lequel se ferment des rideaux qui déguisent aux regards des spectateurs les changements de décors rapidement faits à l’arrière-scène, alors qu’à l’avantscène se débitent quelques vagues dialogues qui ne servent qu’à relier les tableaux les uns aux autres. En procédant ainsi, on a pu produire des décors qui, bien que simplifiés pour les besoins de la cause, habilement exécutés par le décorateur Jusseaume, donnent l’illusion nécessaire.
Ainsi présentée, l’aventure douloureuse du vieux roi victime de l’ingratitude de ses filles est poignante, et, quand même, l’intérêt n’y languit pas. On la retrouve d’ailleurs comme une vieille connaissance, car elle fut souvent adaptée de façon plus ou moins heureuse, puis imitée et modernisée par Balzac sous la forme du Père Goriot, et par Emile Zola, dans son roman de la Terre. Les deux adaptations les plus connues du drame shakespearien furent celle bien naïve et parfois grotesque du bon Ducis, qui sembla, en 1783, une incroyable hardiesse, presque une témérité — oser mettre à la scène un roi atteint de folie !!! — et celle de Jules Lacroix, œuvre estimable, représentée à l’Odéon, en 1868, avec une admirable distribution comprenant,entre autres, deux débutants, qui, depuis, ont fait parler d’eux, Mounet-Sully, qui jouait le rôle de Cornouailles, et Mademoiselle Sarah Bernhardt, qui jouait celui de Cordclia, «l’ange du chevet», comme l’appelait Madame de Staël.
Antoine a costumé les personnages du Roi Lear façon Walkyrie, avec des casques aux cimiers faits d’ailes déployées. C était son droit : l’action du Roi Lear comme celle de la Wal
kyrie se passe au pays de fantaisie, je ne sais quand, et je ne sais où? Ses comédiens habitués au costume moderne, et prati
quant plus volontiers le haut-de-forme et le veston que le casque et l’armure, ont paru un peu empruntés aux premières représen
tations. Le succès qui est très grand va leur laisser tout le temps de s’incorporer dans leurs nouveaux costumes.
Aux Variétés, on a continué la course folle, à travers les opérettes d’antan, afin de constituer le répertoire, et, dans cette dernière quinzaine, c’est la Vie Parisienne qui a pris sa place, à côté de Barbe-Bleue, de Madame Angot et du Petit Duc, qui
avaient déjà frayé le chemin; dans quelques jours ce sera l’Œil crevé du maestro Hervé, qui reparaîtra à son tour.
Quelle exquise partition que celle de la Vie Parisienne, à la fois si élégante et si bon enfant. J’avoue que dans l’immense répertoire d’Offenbach, c’est une de celles que je préfère, préci
sément parce qu’elle est sans apprêt et d’un laisser-aller délicieux d’esprit et de belle humeur, alors que, du milieu de ces fredons d’originalité, à la bonne franquette, jaillissent, de-ci de-là, des motifs éclatants de charme, comme la « Lettre à Métella », un chef-d’œuvre musical, qui se soutient de couplets où Meilhac et Halévy versèrent leur parisianisme le plus aigu.
J’ai ouï-dire qu’en 1866, Jacques Offenbach avait, en quelque sorte, improvisé cette partitionnette, à l’intention des artistes du Palais-Royal, dont la plupart ne chantaient guère. S’il en est ainsi, c’est que sa verve s’aiguisait assurément dans le « sans cérémonie » ainsi, d’ailleurs, que celle du père Dumas qui disait : « J’ai l’habitude d’écrire en manches de chemise; le jour où il me faudrait endosser un habit d’académicien, je m’appli
querais tellement que je ferais des fautes d’orthographe et des romans insupportables. »
On a revu avec un plaisir réel, tous ces irrésistibles fantoches, cct excellent baron de Gondrentarck, l’aimable petit vicomte de Garde-Feu, et son ami Bobinet, le Brésilien, la Gantière, le Bottier, l’Amiral suisse, et, par-dessus tout, Métella, la divine Métella, un idéal souvenir de jeunesse pour la génération qui n’a plus guère de cheveux, une révélation du passé pour la génération qui arrive.
Le succès de cette reprise a été complet, la pièce, d’une si belle folie, a retrouvé sa gaieté d’autrefois; la partition a paru née d’hier, pas même d’avant-hier, jeune et fraîche, pimpante, fredonnante et gaillarde.
Au Gymnase, nous avons eu la représentation attendue et depuis longtemps annoncée du Bercail, comédie en trois actes de M. Henry Bernstein. Le Bercail arrive «troisième», au match
couru déjà à l’Odéon et au Vaudeville, sur un sujet analogue, celui que nous appellerons, si vous le voulez bien, la parabole de l’« épouse prodigue ». Trois auteurs, en effet, ont eu, en même temps, la hantise du même sujet, ce qui, d’ailleurs, n’a rien de bien étonnant. Il y a des heures où les sujets voltigent dans les airs, ainsi que des papillons bleus..., les attrape qui veut. Le sujet en question n’est, d’ailleurs, ni bien nouveau, ni bien imprévu, il fut souvent traité déjà, avant et depuis Frou-frou, son aïeule. La femme qui abandonne le foyer conjugal et après escampative s’efforce d’y rentrer, est un personnage devenu banal à force d’avoir été souvent présenté. L’intérêt ne peut consister que dans les péripéties des aventures plus ou moins nouvelles, plus ou moins habilement présentées. M. Brieux, à l’Odéon, M. Henry Bataille, au Vaudeville, et M. Henry Bernstein, au Gymnase, ont traité, chacun à leur manière, ce sujet un peu fatigué, le public jugera en dernier ressort et dira son opinion sur ces œuvres diverses.
Constatons que si les trois postulats ont quelque point


de ressemblance, les trois dénouements diffèrent absolument