FÉLIX DUQUESNEL.
et s’en vont à des conclusions différentes. A l’Odéon, l’épouse coupable qui s’efforçait de réintégrer le foyer, trouvait la place prisepar une autre, son mari s’étant remarié. Au Vaudeville, où l’on a été bien près de la centième représentation, l’épouse repoussée par le mari devenu indifférent et qui veut ignorer qu’elle existe, se «faufile» au foyer de son fils, à l’abri derrière le berceau de
l’enfant, qui vient de naître, pour y jouer le rôle un peu sacrifié de grand’mère. Au Gymnase, au contraire, le mari fléchit, il est resté amoureux quand même, il se demande s’il n’y a pas eu des torts à son actif, et il reprend sa femme, la rappelle avec des larmes dans la voix, malgré quatre années de collage buissonnier.
Le Bercail, bien que chantant le même air pour la troisième fois, a eu son succès. Les femmes ont applaudi ferme, on sait qu’elles sont toutes pour la théorie du pardon. La pièce est bien jouée, surtout par Tarride, excellent dans le personnage du mari. On sait qu’il est tout à fait supérieur dans la création des personnages bourgeois, aux émotions contenues. Il a ici des colères sourdes, des luttes contre lui-même, qui sont vraies. Il est dramatique sans apprêt, et de belle sincérité.
Il paraît que cet artiste, piqué sans doute par la tarentule directoriale, vient de s’engager à l’Odéon comme directeur de la scène. C’est ce qu’on peut appeler « passer dans la réserve »; je regrette, quant à moi, le comédien qui me paraissait mieux à sa place dans l’armée active du théâtre.
Pour être complet, signalons le nouveau spectacle des Bouffes- Parisiens, qui, sans doute, aura déjà quitté l’affiche quand paraî
tra cette chronique, un Rabelais de trois actes en vers, pièce médiocre dont la forme emporte le fond. La forme est, en effet,
intéressante, faite de vers colorés, agiles, ingénieux, les meilleurs peut-être que nous ayons entendus depuis longtemps. — Et aussi la nouvelle folie des Folies-Dramatiques, un vaudeville burlesque, Madame l’Ordonnance, qui succède à la Nuit de Noces, vaudeville pétri de même farine que son prédécesseur, qui pourra, sans doute, avoir même longévité, le « quartier » n’étant pas de grande délicatesse dans ses goûts.
Voici, maintenant, que viennent de disparaître deux comédiens qui ont tenu leur place dans le répertoire de la seconde moitié du dernier siècle, et ont eu, à des degrés divers, leur heure de célébrité : je veux parler d’Alexandre, le comique de drame des théâtres du boulevard, et de Talbot, l’ancien sociétaire de la Comédie-Française.
Alexandre qui est mort à quatre-vingt-onze ans, après être resté jusqu’à quatre-vingt-quatre ans, sur les planches, fut le type du comédien populaire, il a même laissé son nom à un emploi, car on dit couramment au boulevard, «jouer les Alexandre»,
pour désigner les rôles de comique naïf dans le drame. Sa réputation se fit surtout à l’ancien boulevard du crime, ce boulevard du Temple qui, éventré par la place de la République et l’amorce du boulevard Voltaire, a disparu aujourd’hui. C’est là qu’il créa entre autres à l’ancienne Gaîté, l’inoubliable «Fouinard» du
Courrier de Lyon, un personnage légendaire, inséparable de « Chopart, dit l’Aimable », le maître rôle de Paulin Ménier. Il suivit presque pas à pas Paulin Ménier dans sa carrière et fut comme le Sancho de ce Don Quichotte. Il faudrait plusieurs pages pour citer toutes les créations d’Alexandre ; il suffira d’en rappeler quelques-unes. C’est lui, entre autres, qui fut la « Mère Moscou » des Chiffonniers et aussi « Passe-Partout » du Tour du Monde. En 1855, il avait créé à la Gaîté, que d’ailleurs il ne quitta guère en sa longue carrière dramatique, le rôle du petit « Panel », dans les Cosaques, à côté de Paulin Ménier, qui
jouait, dans ce même drame, le rôle du sergent Duriveau. Par un hasard singulier que d’aucuns se sont plu à signaler, Alexandre mourut le même jour que le célèbre parodiste Scaramouche et au même âge,... à près de trois siècles de distance.
vatoire, où il avait obtenu un ier accessit de comédie. Il joua au deuxième Théâtre-Français, avec succès, les premiers rôles marqués. C’était ce que dans notre argot de coulisse on appelle un «jeune grime». Son maître rôle fut celui d’Harpagon, dans
l’Avare. Il convient d’ajouter qu’il le joua avec une égale supériorité à la ville, aussi bien qu’au théâtre, car il fut toute sa vie d’une terrible avarice. Après avoir fait quelques créations heureuses sur la rive gauche, parmi lesquelles on peut citer le «Vieux Monsieur» de l’Honneur et l’Argent et Jean le Tors,
dans Mauprat, il passa à la Comédie, non seulement à cause de son talent qui était réel, mais aussi grâce à la protection de Geffroy, le grand artiste dont il avait épousé la fille. Il resta chez Molière pendant près de trente ans; puis, ayant pris sa retraite, il s’était adonné au professorat. Il fit nombre d’élèves, non des moindres, parmi lesquels le comédien Marais mort trop jeune, après une brillante et rapide carrière ; et Réjane,
dont nous n’avons pas à faire l’éloge. Pendant les dernières années de sa vie, Talbot, qui avait la maladie du théâtre dont rien ne put le guérir, promenait le répertoire classique de ville en ville, avec une troupe formée de ses élèves. Cassé,
vieux, édenté, trépidant, n’ayant plus de voix, il s’obstina à jouer quand même, sans se soucier du ridicule, jusqu’à la veille de sa mort, qui survint alors qu’il entrait dans sa quatre-vingtdeuxième année. Il fut donc moins heureux qu’Alexandre, qui, lui, tint les planches jusqu’à quatre-vingt-quatre ans.
Le ai décembre dernier, à l’Opéra-Comique, on a célébré la «Millième» représentation de Carmen, et, par parenthèse, si de
l’autre monde on a occasion de voir ce qui se passe en celui-ci,
G. Bizet, l’auteur de la célèbre et admirable partition, n’a pas dû éprouver un mince étonnement après l’insuccès obtenu par celle-ci, en 1875, malgré la remarquable interprétation de Madame Galli Marié, qui réalisa le type idéal de l’héroïne, la volage cigarière que l’on connaît.
Enfin, le samedi 17 de ce même mois, les membres du Comité de la Comédie-Française, réunis en séance solennelle, ont procédé à la nomination annuelle des sociétaires. Il y eut beaucoup de candidats et candidates comme toujours et seule
ment trois élus : Mademoiselle Piérat, l’aimable et charmante comédienne dont le choix s’imposait et qui fut, chose rare, nom
mée à l’unanimité, et MM. Mayer et Louis Delaunay, utiles mais plus modestes, à propos desquels il y eut quelque discussion.
Maintenant, je ne saurais clore cette chronique sans signaler la nomination, dans l’ordre de la Légion d’honneur, du maître décorateur Jusseaume, car jamais croix ne fut mieux placée que sur sa poitrine. Celui-là est vraiment un artiste de premier ordre, qui s’est fait lui-même et tient dignement sa place dans l’élite en cet art bien national, où personne ne nous égale. Je regrette de ne pouvoir rappeler ici tous les chefs-d œuvre signés de son ingénieux pinceau, ils sont trop nombreux; il me suffira donc
de rappeler que c’est à lui qu’on doit la série de ces décors, à la fois poétiques, charmants et de puissante illusion, qui ont con
tribué, sous la direction de ce grand artiste qui s’appelle Albert Carré, à l’admirable mise en scène de l’Opéra-Comique !
et s’en vont à des conclusions différentes. A l’Odéon, l’épouse coupable qui s’efforçait de réintégrer le foyer, trouvait la place prisepar une autre, son mari s’étant remarié. Au Vaudeville, où l’on a été bien près de la centième représentation, l’épouse repoussée par le mari devenu indifférent et qui veut ignorer qu’elle existe, se «faufile» au foyer de son fils, à l’abri derrière le berceau de
l’enfant, qui vient de naître, pour y jouer le rôle un peu sacrifié de grand’mère. Au Gymnase, au contraire, le mari fléchit, il est resté amoureux quand même, il se demande s’il n’y a pas eu des torts à son actif, et il reprend sa femme, la rappelle avec des larmes dans la voix, malgré quatre années de collage buissonnier.
Le Bercail, bien que chantant le même air pour la troisième fois, a eu son succès. Les femmes ont applaudi ferme, on sait qu’elles sont toutes pour la théorie du pardon. La pièce est bien jouée, surtout par Tarride, excellent dans le personnage du mari. On sait qu’il est tout à fait supérieur dans la création des personnages bourgeois, aux émotions contenues. Il a ici des colères sourdes, des luttes contre lui-même, qui sont vraies. Il est dramatique sans apprêt, et de belle sincérité.
Il paraît que cet artiste, piqué sans doute par la tarentule directoriale, vient de s’engager à l’Odéon comme directeur de la scène. C’est ce qu’on peut appeler « passer dans la réserve »; je regrette, quant à moi, le comédien qui me paraissait mieux à sa place dans l’armée active du théâtre.
Pour être complet, signalons le nouveau spectacle des Bouffes- Parisiens, qui, sans doute, aura déjà quitté l’affiche quand paraî
tra cette chronique, un Rabelais de trois actes en vers, pièce médiocre dont la forme emporte le fond. La forme est, en effet,
intéressante, faite de vers colorés, agiles, ingénieux, les meilleurs peut-être que nous ayons entendus depuis longtemps. — Et aussi la nouvelle folie des Folies-Dramatiques, un vaudeville burlesque, Madame l’Ordonnance, qui succède à la Nuit de Noces, vaudeville pétri de même farine que son prédécesseur, qui pourra, sans doute, avoir même longévité, le « quartier » n’étant pas de grande délicatesse dans ses goûts.
Voici, maintenant, que viennent de disparaître deux comédiens qui ont tenu leur place dans le répertoire de la seconde moitié du dernier siècle, et ont eu, à des degrés divers, leur heure de célébrité : je veux parler d’Alexandre, le comique de drame des théâtres du boulevard, et de Talbot, l’ancien sociétaire de la Comédie-Française.
Alexandre qui est mort à quatre-vingt-onze ans, après être resté jusqu’à quatre-vingt-quatre ans, sur les planches, fut le type du comédien populaire, il a même laissé son nom à un emploi, car on dit couramment au boulevard, «jouer les Alexandre»,
pour désigner les rôles de comique naïf dans le drame. Sa réputation se fit surtout à l’ancien boulevard du crime, ce boulevard du Temple qui, éventré par la place de la République et l’amorce du boulevard Voltaire, a disparu aujourd’hui. C’est là qu’il créa entre autres à l’ancienne Gaîté, l’inoubliable «Fouinard» du
Courrier de Lyon, un personnage légendaire, inséparable de « Chopart, dit l’Aimable », le maître rôle de Paulin Ménier. Il suivit presque pas à pas Paulin Ménier dans sa carrière et fut comme le Sancho de ce Don Quichotte. Il faudrait plusieurs pages pour citer toutes les créations d’Alexandre ; il suffira d’en rappeler quelques-unes. C’est lui, entre autres, qui fut la « Mère Moscou » des Chiffonniers et aussi « Passe-Partout » du Tour du Monde. En 1855, il avait créé à la Gaîté, que d’ailleurs il ne quitta guère en sa longue carrière dramatique, le rôle du petit « Panel », dans les Cosaques, à côté de Paulin Ménier, qui
jouait, dans ce même drame, le rôle du sergent Duriveau. Par un hasard singulier que d’aucuns se sont plu à signaler, Alexandre mourut le même jour que le célèbre parodiste Scaramouche et au même âge,... à près de trois siècles de distance.
Talbot, lui, qui de son vrai nom s’appelait Montaland, avait débuté à l’Odéon, vers i85o, après avoir passé par le Conser
vatoire, où il avait obtenu un ier accessit de comédie. Il joua au deuxième Théâtre-Français, avec succès, les premiers rôles marqués. C’était ce que dans notre argot de coulisse on appelle un «jeune grime». Son maître rôle fut celui d’Harpagon, dans
l’Avare. Il convient d’ajouter qu’il le joua avec une égale supériorité à la ville, aussi bien qu’au théâtre, car il fut toute sa vie d’une terrible avarice. Après avoir fait quelques créations heureuses sur la rive gauche, parmi lesquelles on peut citer le «Vieux Monsieur» de l’Honneur et l’Argent et Jean le Tors,
dans Mauprat, il passa à la Comédie, non seulement à cause de son talent qui était réel, mais aussi grâce à la protection de Geffroy, le grand artiste dont il avait épousé la fille. Il resta chez Molière pendant près de trente ans; puis, ayant pris sa retraite, il s’était adonné au professorat. Il fit nombre d’élèves, non des moindres, parmi lesquels le comédien Marais mort trop jeune, après une brillante et rapide carrière ; et Réjane,
dont nous n’avons pas à faire l’éloge. Pendant les dernières années de sa vie, Talbot, qui avait la maladie du théâtre dont rien ne put le guérir, promenait le répertoire classique de ville en ville, avec une troupe formée de ses élèves. Cassé,
vieux, édenté, trépidant, n’ayant plus de voix, il s’obstina à jouer quand même, sans se soucier du ridicule, jusqu’à la veille de sa mort, qui survint alors qu’il entrait dans sa quatre-vingtdeuxième année. Il fut donc moins heureux qu’Alexandre, qui, lui, tint les planches jusqu’à quatre-vingt-quatre ans.
Le ai décembre dernier, à l’Opéra-Comique, on a célébré la «Millième» représentation de Carmen, et, par parenthèse, si de
l’autre monde on a occasion de voir ce qui se passe en celui-ci,
G. Bizet, l’auteur de la célèbre et admirable partition, n’a pas dû éprouver un mince étonnement après l’insuccès obtenu par celle-ci, en 1875, malgré la remarquable interprétation de Madame Galli Marié, qui réalisa le type idéal de l’héroïne, la volage cigarière que l’on connaît.
Enfin, le samedi 17 de ce même mois, les membres du Comité de la Comédie-Française, réunis en séance solennelle, ont procédé à la nomination annuelle des sociétaires. Il y eut beaucoup de candidats et candidates comme toujours et seule
ment trois élus : Mademoiselle Piérat, l’aimable et charmante comédienne dont le choix s’imposait et qui fut, chose rare, nom
mée à l’unanimité, et MM. Mayer et Louis Delaunay, utiles mais plus modestes, à propos desquels il y eut quelque discussion.
Maintenant, je ne saurais clore cette chronique sans signaler la nomination, dans l’ordre de la Légion d’honneur, du maître décorateur Jusseaume, car jamais croix ne fut mieux placée que sur sa poitrine. Celui-là est vraiment un artiste de premier ordre, qui s’est fait lui-même et tient dignement sa place dans l’élite en cet art bien national, où personne ne nous égale. Je regrette de ne pouvoir rappeler ici tous les chefs-d œuvre signés de son ingénieux pinceau, ils sont trop nombreux; il me suffira donc
de rappeler que c’est à lui qu’on doit la série de ces décors, à la fois poétiques, charmants et de puissante illusion, qui ont con
tribué, sous la direction de ce grand artiste qui s’appelle Albert Carré, à l’admirable mise en scène de l’Opéra-Comique !