de ce public impulsif et prime-sautier, qui jamais n’aurait consenti à la laisser partir, s’il n’y avait eu des raisons de santé impérieuses, car il est terrible ce climat de la Russie! Il vient une heure où on ne peut plus le supporter, et quand cette heure-là a sonné, il faut fuir, parce que si ce n’est pas la fuite, c’est la mort... Qui est-elle? rien que de très modeste. Sa vie est sans aventures, droite, correcte, simple, comme son talent que vous admiriez tout à l’heure. Elle est comédienne de naissance, née avec la passion du théâtre. Elle a joué la comédie dès l’âge de quatorze ans, et s’est pour ainsi dire formée elle-même. Elle n’a pas passé par le Conservatoire, ce qui ne l’empêche pas de connaître son répertoire classique, autant que comédien du monde. Et sans bruit, sans réclame, par la seule force de la volonté et du travail, elle en est arrivée au point de perfection où vous la voyez aujourd’hui. »
Je crois que ce soir-là j’ai esquissé en quelques mots la carrière de Jeanne Thomassin. Tout au moins, c’en est l’abrégé. Elle est née à Paris, c’est une vraie Parisienne, une enfant du sol, car son instruction s’est faite à l’école communale, qu’elle a,
d’ailleurs, lâchée bien vite, la faisant buissonnière, pour courir en jupe courte, les nattes dansant sur le dos, au cours de déclamation d’Albert Lambert, où elle ne fit que passer. Elle avait alors douze ans, après quelques conseils des uns et des autres, ceux, entre autres, de Madame Crosnier, l’excellente duègne de l’Odéon, elle travailla assidûment avec Saint-Germain, qui fut son vrai professeur. C’était un singulier personnage que ce Saint-Germain, excellent comédien, mais comédien incomplet, car il eut à lutter avec des imperfections physiques, un visage inexpressif, une mauvaise voix, une taille peu avantageuse, c’était, d’ailleurs, paraît-il, un excellent professeur, dont les conseils étaientbons à prendre. A quinze ans Jeanne Thomassin débutait au Théâtre-Historique, où régnaient alors les comédiens, en société, Taillade, Lacressonnière, Marie Lau
rent. Elle fut engagée d’enthousiasmeaprès uneaudition,
admise à jouer le répertoire classique aux matinées du di
manche, et à l’honneur d’un bout de rôle, dans le Ventre de Paris, d’Émile Zola.
Après quelques mois de séjour au bord de la Seine, elle fut engagée à Bruxelles, au Théâtre du Parc, où elle eut beaucoup de succès. Elle n’y séjourna qu’un an et quitta bientôt la capitale de la Bel
gique. Un soir qu’elle venait de jouer le rôle de Suzanne de Villiers, dans le Monde où l’on s ennuie, le régisseur du
Théâtre-Michel, qui passait patlà, c’était, je crois, Lanjallay,
lui offrit un engagement pour Saint-Pétersbourg. Elle ga
gnait 200 francs par mois au Théâtre du Parc, il lui offrit un zérode plus, soit 2,000 francs
ou mieux encore, 24,000 f rancs pour la saison. C’était tentant,
elle se laissa donc tenter et partit pour la Russie, où elle séjourna neuf années.
Ceux qui ne connaissent pas la Russie et n’ont pas eu de relations avec le théâtre
français de Saint-Pétersbourg, que familièrement on appelle le Théâtre-Michel, ne peuvent s’imaginer le travail vertigineux auquel se livrent les comédiens français. Le public decethéâtre, composé uniquement de ceux qui comprennent notre langue ou feignent de la comprendre, — commeil est de bon ton, —esttrès restreint, on l’épuise aisément en trois représentations; il faut un succès exceptionnel et très rare pour aller jusqu’à six ; il en résulte qu’on change les pièces toutes les semaines, et qu’il y a chaque samedi un spectacle nouveau. Si compliqué soit-il, il faut l’établir avec cinq à six répétitions, au maximum, c’est un terrible travail de mémoire, et les mieux doués y succombent. Pendant les neuf an nées passées à Pétersbourg, Jean ne Thomassin eut à jouer plus de cent cinquante rôles, car elle était de presque toutes les pièces, on la voulait et on la demandait partout. L’Empereur Alexandre III et l’Impératrice l’avaient prise en
gré, et cela eut suffi pour lui donner la vogue, si elle n’avait eu, encore mieux pour elle, tout le public pétersbourgeois, dont elle était l’enfant gâtée. Il faudrait plusieurs pages pour établir la nomenclature des rôles qu’elle a créés là-bas, et ce qui est surtout curieux et suggestif, c’est la variété de ces rôles, dont le clavier s’étend à l infini : depuis Margot et Pépa de Meilhac, l Etincelle de Pailleron, où elle joua le rôle créé ici
par Jeanne Samary, l Ami Frit\ d’Erckmann-Chatrian, où elle joua Suzel, les Vieux Garçons de Sardou, tout le répertoire d’Alf. de Musset, fort à la mode là-bas, où on revendique l’hon
neur de l’avoir découvert et mis au théâtre; Il ne faut jurer
de rien ! On ne badine pas avec l Amour..., jusqu’à Loulou de Gyp, créé au Théâtre-Michel, où notre comédienne joua Made
moiselle Ève, jusqu’à Claudinet des Deux Gosses, et même le Pierrot fils de l Enfant prodigue, la pantomime qui fit à Paris la fortune des Bouffes-Parisiens.
L’Impératrice mère, qui lui portait beaucoup d’intérêt et qui est d inépuisable bonté, fit appeler un jour le surintendant des théâtres.
« Excellence, dit-elle, combien gagne Mademoiselle Jeanne Thomassin, au Théâtre- Michel ?
— Majesté, 3o,ooo francs en argent français.
— C’est peu, répliqua l’Impératrice, — ici la vie est coû
teuse. Voilà une comédienne qui joue dans presque toutes les pièces, et qui doit avoir des dépenses trop considérables, eu égard à ses appointements. Eh bien, à partir d’aujour
d’hui, c’est moi qui payerai toutes ses toilettes, entendezvous? Excellence, elles seront payées sur ma cassette. »
Ainsi fut fait, suivant le désir exprimé par la meilleure et la plus généreuse des souveraines, et tant que Made
moiselle Thomassin resta au T h éâtr e-M ich e 1, elle n eut plus à avoir souci de ses toilettes.
En 1894, voyageant en Russie, je passai quelques jours à Saint-Pétersbourg, etcomme tout Français en pareille oc
currence, je ne manquai pas
d’aller au Théâtre-Michel. Je
Cliché Reutlinger, mlle JEANNE THOMASSIN
Rôle de Léopoldine. — L҆AMORCEUR. — GYMNASE