LA QUINZAINE THÉATRALE


Jules Lemaître vient de taire sa rentrée au théâtre Depuis des années, il avait lâché l’art dramatique, pour l’art politique, il vient de faire «vapeur arrière», qui donc s’en plaindrai
Pas nous assurément. Il reprend, par un succès, sa tâche où il l’avait laissée, et ce succès s’appelle la Massière, quatre actes joués à la Renaissance, j’ajoute admirablement joués, car l’ensemble de l’interprétation dépasse singulièrement la moyenne coutumière. Ce titre la Massière a un peu dérouté le public, qui a pris la forme d’un point d’interrogation, demandant : Qu’est-ce qu’une Massière? c’est l’élève qui, dans un atelier de peinture de femmes, tient la «masse», c’est-à-dire recueille les
cotisations des élèves destinées à couvrir les fournitures d’ate
lier, et les frais divers, manière de contremaître investi de la confiance du maître. Toute la pièce, qui est, à la fois, de psycho
logie et de caractère, plutôt que d’action et d’intrigue, repose sur l’affection sincère, de nature imprécise, et hybride, que le peintre Marèze porte à son élève favorite, la massière de son atelier, Juliette Dupuy, une jeune fille adorable, pure comme un lis. Marèze, qui est un vieillard frisant la soixantaine, est assurément le plus honnête des hommes, mais il subit, presque à son insu, le charme de son élève, dont la jeunesse est comme un rayon de soleil qui traverse ses brumes, comme un rajeunissement de son cœur, un rattachement à la vie. Cela est visible, si visible que tout le monde s’en est aperçu, sauf peut-être le vieillard lui-même, qui se défend d’un sentiment dont il ignore la nature réelle : «Lui, amoureux? allons donc, quelle niaiserie,
avec ses cheveux déjà blanchis. Certes, il aime Juliette qui est son élève préférée, celle qui, plus que toute autre, l’intéresse par sa grâce et son talent, qui réjouit sa vieillesse, d’une sensation printanière, qui le console de l’hiver, mais cet amonr est tout paternel... » Et il est de bonne foi, le vieux maître, quand il parle ainsi. Mais il vient un jour, une heure, où il faut bien se rendre
à l’évidence, et quand il découvre ce qui se passe réellement en lui-même, quand il croit qu’on va lui ravir sa dernière tendresse, on sent sourdre un suprême désespoir, en ce cœur endolori, gronder une tempête, sous ce crâne enfiévré. La scène est fort belle de cette reconnaissance de soi-même. L’étude de cette explosion psychologique est curieuse, et traitée de main d’ouvrier, d’autant plus intéressante, qu’elle amène le dénouement, le mariage de Juliette Dupuy, avec le propre fils du peintre Marèze. La situation avait un côté scabreux; il fallait une réelle habileté d’exécution et une grande délicatesse de touche pour contourner l’écueil. L’œuvre est de grande hardiesse, le talent de l’auteur l’a imposée. Il a été très aidé, dans cette tâche difficile, par ses interprètes : Guitry, le peintre Marèze, bonhomme lassé, un peu sceptique, paternel, aimable et doux avec le personnel de son atelier de jeunes filles, ses élèves,
tendre avec sa massière Juliette, irrité d’impatience avec sa femme dont la jalousie l’agace, enfin très varié dans ces diverses nuances dont l’ensemble donne un caractère complet ; Maury, le fils Marèze, très réel, bon garçon, artiste convaincu jusqu’à 1’ «anarchisme» en art, simple et sincère qui, ainsi qu’il le dit, ignore les contours, et ne peint que des «vibrations» ;
Madame Anna Judic, de naturel parfait ; Mademoiselle Marthe Brandès, émue et touchante ; et la troupe gazouillante des élèves du cours Marèze, faite d’une théorie de jeunes comé
diennes, en tète desquelles évoluent Mesdemoiselles Jane Heller et Marthe Ryter, espiègles et charmantes.
Glissons au plus vite sur le Patrùnoine, la comédie jouée à l’Odéon, erreur d’un homme d’esprit et de talent, Ambroise Janvier, qui reste après cette épreuve plutôt fâcheuse, l’auteur applaudi des Respectables et des Amants légitimes, pour en arriver à Petite Peste, un très aimable marivaudage un peu corrompu de Romain Coolus. C’est sur la scène du Vaudeville que s’est représenté ce petit drame, qui s’accomplit dans un milieu assez singulier, tout d’exception, qu’on pourrait désigner par ce vocable : «Le monde du collage. » L’action en
est ténue, volontiers dirai-je imperceptible. Je crois, d’ailleurs, que l’auteur n’en a pas eu souci, il me parait plutôt avoir voulu dessiner d’un crayon spirituel et léger, une série de caractères et
surtout un type de fillette délurée, mal élevée, mais franche, séduisante, enfant gâtée poussée en liberté, nature enjouée, prime-sautière, exquise, avec des allures gamines et pre
nantes. Ici, l’aventure n’est qu’accessoire, c’est le personnage qui est la pièce et fait toute la pièce, à laquelle, d’ailleurs, il donne son étiquette. « Petite Peste », c’est Marthe Régnier, jolie
comme un cœur — le plus joli des cœurs assurément ! — qui s’est incarnée dans le personnage, avec la grâce de sa jeunesse rieuse, l’émotion vibrante de sa voix fraîche, le clair regard de ses yeux bleus. Le rôle est délicieux, et la comédienne vaut le rôle.
La pièce qui s’encadre d’un merveilleux décor d’Amable, — une villa au bord de la mer, perdue dans les rosiers en fleurs, les jasmins, les bégonias et les géraniums, — est jouée à perfection par cette merveilleuse troupe du Vaudeville, dont l’ensemble est d’une qualité parfaite. Il me suffira de nommer Mademoiselle Thomassin; MM. Lérand, Gauthier, Gaston Dubosc, Baron, Colombey, Joffre, pour faire comprendre à mes lecteurs combien est parfaite l’exécution de Petite Peste.
A la Comédie, on a célébré le 283e anniversaire de la naissance de Molière. C’est le « bout de l’an » habituel accordé à la mémoire du grand comique. Cette année on a fait plus d’effort qu’à l’ordinaire. D’abord, pour la circonstance, on a remonté Amphitryon, avec une belle distribution, tous les atouts en main, Féraudy, Georges Berr, Albert Lambert; Mes
dames Thérèse Kolb et Marie Leconte; Je rôle d’Alcmène était, par exception, tenu par Mademoiselle Bartet. Cette année le i5 janvier tombait un dimanche et les critiques qui, ce jour-là, dînent en ville, ont fait la grimace. On leur a observé qu’on ne pouvait, à volonté, changer la date de la naissance du grand comique qui, chaque année, tombe le i5 janvier..., ce jour-là fût-il un dimanche.
La belle et bonne reprise A Amphitryon s’accompagnait d’une comédie en un acte, vrai régal de gourmet, la Conversion d Al
ceste, de Georges Courteline. Vous ne vous attendiez guère,
n’est-ce pas, à voir chez Molière, l’auteur de Boubouroche, des Gaietés de l’Escadron, et de tant d’autres petits chefs-d’œuvre d’exubérante gaieté? Et pourquoi pas? je vous prie. Je vous assure, que, chez Molière, on a fait le meilleur accueil au nouveau venu, qui du premier coup s’est trouvé là comme chez lui. La Conversion d Alceste, petit acte d’une fantaisie très ingénieuse, a trouvé à la Comédie un grand succès, un succès pour de vrai. L’idée est de bon comique, Alceste, renonçant à la misanthropie, troquant ses rubans verts contre des rubans roses, devenu bien
veillant et facile à vivre, ayant même épousé Célimènc, est un personnage de la plus spirituelle fantaisie. Le pauvre Alceste, il écope bien vite, de toutes parts, bien plus, il est trompé par Célimène devenue Madame Alceste, qui le « sgnnareliise » avec l’ami Philinte lui-même : « Mon seul amour!... et ma seule amitié ! ! » s’écrie-t-il, avec l’accent du désespoir, après quoi il retourne à sa Thébaïde, loin des hommes :
Pour tâcher de savoir, dans leur rivalité,
Qui, de l’homme ou du loup, l’emporte en cruauté ?
Toutes ces choses sont dites dans les termes les plus galants, en vers pastichés du XVIIe siècle, qui ont le parfum classique du bon faiseur.
Signalons, pour être complet : à la Gaîté,la reprise de l’Abbe Constantin, qui fut, en 1887, au Gymnase, un succès trois fois centenaire, et, aux Variétés, la remise au répertoire de l’Œil crevé,
l’opérette burlesque d’Hervé, dont le livret dépasse en folie tout ce qu’on peut imaginer, mais dont la partition est un véritable chef-d’œuvre.
Voici, maintenant, un livre tout récemment paru que je recommande aux amateurs, c’est le Musée de la Comédie- Française, qui est la description artistique et technique de tous les tableaux, bustes et objets divers qui forment l’unique et incomparable collection de la Comédie, avec la reproduction des pièces principales. Cet ouvrage, intéressant et érudit, signé de M. Emile Dacier, de la Bibliothèque nationale, a sa place indiquée chez tous ceux qu’intéresse l’art du théâtre. Nous y reviendrons plus à loisir.
FELIX DUQUESNEL.