ACADÉMIE NATIONALE DE MUSIQUE
TRISTAN ET ISOLDE
De RICHARD WAGNER, version française de ERNST et de MM. DE FOURCAUD et P. BRUCK
Cest la troisième fois que les amateurs parisiens sont appelés à entendre, à voir representer
Tristan et Isolde sur un théâtre avec un grand appareil scénique, et si la représentation, cette fois-ci, a beaucoup plus de relief et d’impor
tance, étant donnée sur notre première scène lyrique, il est équitable, avant de rendre la justice qui est due à M. Gailhard, de rappeler les tentatives si glorieuses, d’abord de Charles Lamoureux au Nouveau Théâtre, ensuite de M. Alfred Cortot, au théâtre du Château-d’Eau. Ces premières représentations de Tristan à Paris, remontant celles-ci au printemps de 1902, celles-là à l’automne de 1899, étaient données, les unes et les autres, sous le patronage de la Société des Grandes Auditions musicales de France. A pré
sent, au contraire, il s’agit d’un théâtre régulier, du premier théâtre de France, qui s’approprie ce chef-d’œuvre et le monte avec autant de soin qu’il avait déjà fait pour Lohengrin et Tannhæuser, pour les Maîtres chanteurs de Nuremberg, pour la Walkyrie et pour Siegfried : remercions-en M. Gailhard.
Tristan et Isolde — faut-il le répéter encore? — est l’œuvre la plus complète et la plus parfaite du maître, celle qui a jailli tout armée du plus profond de son cerveau et de son cœur, car des publications passablement indiscrètes nous ont appris qu’en dépeignant les brûlants transports de ces deux amants qui n’as
pirent qu’à la suprême réunion dans la mort, Wagner a laissé déborder son cœur tout plein d’un amour passionné pour la femme d’un ami. Mais c’est aussi la création la plus touffue, la plus tendre et la plus énervante, tant l’exaspération d’amour dans laquelle s’agitent les deux héros, comme en proie à un délire magique, agit puissamment sur les sens et sur les nerfs des auditeurs.
Quand Wagner, en 1857, interrompit brusquement la composition du Ring, après avoir terminé la Walkyrie et même commencé Siegfried, pour se tourner vers la vieille légende celtique de Tristan et Isolde, c’est qu’il éprouvait le besoin impé
rieux— il l’a dit et redit — de produire une œuvre de dimensions ordinaires, et dont la représentation dût arriver assez vite, une œuvre où l’irrésistible flot de son inspiration, à la fois poétique et musicale, pût se donner libre cours et cela sans se renfermer dans aucun système, en s’affranchissant de toute idée spéculative, tant il était sûr de suivre d’instinct, sans réflexion, les lois les plus rigoureuses qui découlaient de ses affirmations théoriques.
Et même, à mesure qu’il avançait dans son travail, il lui arriva, dit-il, de s’apercevoir combien l’essor de sa double pensée créa
trice faisait éclater les formules de son système écrit : « Il n’y a pas, soupire-t-il avec quelque nuance de regret, de félicité supé
rieure à cette parfaite spontanéité de l’artiste dans la création ; je l’ai connue en composant Tristan. »
Qu’Isolde et Tristan se soient pris, sans se l’avouer, d’un irrésistible amour dès le premier regard échangé, alors qu’Isolde
soignait Tristan d’une blessure reçue en combattant, en tuant le_ propre fiancé d’Isolde; — qu’Isolde, s’irritant et se désespérant d’aimer sans retour; que Tristan, dominant son violent amour pour la jeune princesse destinée à devenir l’épouse du roi Marke, son oncle, ne tombent éperdus dans les bras de l’un de l’autre qu’après avoir bu un philtre d’amour à la place du philtre de mort qu’Isolde pensait verser à l’irascible chevalier et boire après lui; — que tous les deux, malgré les sages avis de la suivante d’Isolde, se laissent surprendre, enlacés, par le roi Marke, auquel un traître les a dénoncés, et que ce traître blesse à mort Tristan qui veut le frapper, — que Tristan, enfin, ramené dans le burg paternel par son dévoué écuyer Kunvenal, sente la vie lui échapper, et meure moins de la blessure que du désespoir de se croire
abandonné par Isolde; — que celle-ci accoure à temps pour entendre le dernier cri d’amour de Tristan et qu’elle expire sur son cadavre, attirée par une force délicieuse vers la nuit de la mort et comme transfigurée aux approches du moment qui va l’unir pour jamais à Tristan : — ces événements-là, comme ces héros-là, en valent d’autres et ne valent ni plus ni moins. Ce que Wagner a voulu écrire là, dans quelque cadre et sous quelques noms que ce fût; ce qu’il a produit, en effet, c’est moins une pièce dramatique en vers et en musique qu’un long poème en trois actes, où la fièvre d’amour et la soif de la mort, où le désir d’aimer et le désir de mourir se confondissent de la façon la plus absolue, jusqu’à la catastrophe finale couronnant les vœux désespérés des deux amants.
De l’aveu même de Richard Wagner, Tristan et Isolde est l’expression la plus fidèle et la plus parfaite de ses idées théori
ques. Malgré leur haute valeur, Tannhæuser et Lohengrin ne sont que les créations admirables d’un génie ignorant encore à quel point de prodigieuse audace il lui sera donné d’atteindre.
« On m’accordera, dit-il, que j’ai fait un plus grand pas de Tannhœuser à Tristan que pour passer de mon premier point de vue, celui de l’opéra, à Tannhæuser. » Dans Tristan, enfin, son idéal s’est clairement dégagé, et l’art nouveau dont il s’est fait le fon
dateur et l’apôtre, en s’appuyant il le souligne) sur les plus grands maîtres, s’y impose avec une autorité qui n’admet plus de compromis.
La musique aussi prend, dans Tristan et Isolde, un caractère, un aspect tellement nouveau, qu’elle ne peut se confondre avec celle des autres ouvrages contemporains de Wagner ; pensez à la Walkyrie et pensez à Siegfried. Par l’ample déroulement de ces ondes sonores qui toujours se renouvellent en gagnant les unes sur les autres, par l’interminable enchaînement de motifs qui évitent de se résoudre et se fondent toujours dans d’autres qui suivent, par l’emploi si fréquent des appogiatures qui fai
saient grincer Berlioz ; par la juxtaposition d’intervalles dont l’oreille pourrait être effarouchée et d’où il a su tirer une amère douleur, par tant d’innovations toutes géniales et toutes décon
certantes pour le commun des mortels, Wagner a rempli cette œuvre entière d’une chaleur, d’une passion, d’un délire amou
reux qui vont toujours croissant (sans que jamais les ressources musicales faiblissent sous sa plume) et conduisent graduellement les spectateurs sensibles à un degré prodigieux d’excitation ner
veuse. A cet égard, Tristan et Isolde est véritablement une créa
tion unique en son genre et tout à fait spéciale, même au milieu de l’œuvre entier de Richard Wagner.
De ces trois actes, je dirais volontiers de ces trois poèmes : le poème de la haine, le poème de l’amour, le poème de la mort, nul, à vraiment parler, n’est supérieur à l’un des autres. Car chacun d’eux forme un tout admirable, d’une énergie et d’une intensité d’expression qui n’aTrètent jamais de grandir, avec des phrases dé tendresse ou des cris de passion d’une vérité surpre
nante, avec aussi de longs silences, quand les personnages, ne trouvant plus de paroles, s’arrêtent, s’oublient dans leur ivresse ou s’abîment dans leur douleur, tandis que l’orchestre chante à leur place et traduit de la façon la plus éloquente tout ce que des paroles ne sauraient exprimer.
Il peut arriver, selon le caractère ou l’humeur des gens, que les auditeurs soient plus particulièrement émus par le dernier acte, par cette longue agonie de Tristan qui se déroule d’une façon si poignante, avec ces merveilleuses transformations du chant de chalumeau du pâtre passant de la mélancolie la plus profonde à l’allégresse la plus vive ; avec cette sublime péroraison de la mort et de la transfiguration d’Isolde. Il peut se produire aussi que le premier acte, relativement plus animé, plus