Les deux théâtres subventionnés ont donné signe d’existence, cette quinzaine. A la Comédie,
on a repris Rome vaincue, d’Alexandre Parodi ; à l’Odéon, on a joué Résurrection, un grand drame en cinq actes et un prologue,que M. Henry Bataille a fort ingénieusement extrait du roman fameux de Tolstoï.
Rome vaincue a été jouée à la Comédie- Française, pour la première fois, le 27 septembre 1876. Ce fut un grand succès, grand succès de tragédie, s’entend. La pièce trouva alors un à-propos qui s’imposait de lui-même et en doublait l’intérêt. On était encore bien près de la guerre, et, de chaque tirade, de chaque vers, naissait une allusion qui se saisissait au passage. Il ne faut pas oublier que Rome vaincue s’appelait aussi le Lendemain de Cannes, c’est-à-dire le lendemain de la défaite. On rêvait revanche, et la générosité des accents du poète nous touchait au cœur. Aujourd’hui, après vingt-six ans, les allusions nous touchent moins, elles sont lointaines, et c’est à peine si on les comprend. L’œuvre reste donc livrée à elle-même, il faut l’apprécier pour ses mérites propres. Elle est puissante, un peu rugueuse; elle a intéressé et ému quand même. Les deux derniers actes sont très beaux, les accents du poète, s’ils ne sont pas toujours harmonieux, sont mâles et vigoureux, et Rome vaincue méritait de prendre place, au réper
toire, à côté de la Fille de Roland ; ce sont à peu près, avec la Lucrèce, de Ponsard, les seules tragédies qui resteront de la dernière moitié du siècle. — Rome vaincue est bien jouée, avec sa nouvelle distribution, où se retrouvent deux des créateurs de l’origine, Mounet-Sully, qui a repris son rôle de Vestaepor où il est de grande allure et de superbe sauvagerie, et Madame Adeline Dudlay, qui a pris le rôle de la vieille Pos
thumia, après avoir été, en 1876, la jeune vestale Opimia,— c’est le jeu du temps ! — C’est Madame Segond-Weber qui a joué Opimia, à laquelle elle prête sa belle voix sombrée, sa ligne sculpturale, et son masque tragique. A signaler aussi Silvain, très supérieur à Maubant, dans le personnage de Fabius Cunctator, Albert Lambert et Leitner, qui complètent le bon ensemble dans les personnages de Lentulus et d’Ennius.
Tout le monde a lu — je parle ici de ceux qui lisent — le roman de Tolstoï, Résurrection, une œuvre curieuse, confite
en son parfum d’exotisme. C’est une très bonne idée qu’a eue M. Henry Bataille de condenser l’action un peu longue du roman, en cinq actes, et un prologue qui donnent la sub
stance du livre, et d’en faire un drame très intéressant qui attire le public à l’Odéon, où on réalise des recettes inusitées sur la rive gauche.
L’action peut être aisément résumée en quelques lignes : le jeune prince Dimitri Nékludoff, officier dans l’armée russe, a mis à mal, pendant une certaine nuit de Pâques, une jeune serve
affranchie, Katerina, puis l’a abandonnée, sans s’en soucier autrement. Comme dit le proverbe chinois : « Il a cueilli la fleur, et... s’est enfui. » La jeune fille étant devenue enceinte sa maîtresse l’a chassée. La première faute, aidée de la misère,
l’a conduite au vice, elle a roulé jusqu’au plus bas fond de la corruption, entraînée de chute en chute. Quelques années plus tard, étant fille de maison publique sous le nom de Maslowa, elle est accusée d’avoir empoisonné je ne sais quel négociant de Moscou, en bordée. Elle est traduite devant la cour d’assises, et,
bien que visiblement innocente du crime dont on l’accuse, est condamnée à vingt ans de travaux forcés par un jury indiffé
rent, plus préoccupé de fumer des cigarettes et de discourir de omni re et quibusdam aliis, que de rendre saine justice. Or, parmi les jurés se trouve le prince Dimitri Nékludoff, qui a quitté le service et qui reconnaît, sur le banc d’infamie, la malheureuse, dont il doit s’imputer la chute. Le remords s’em
pare de son âme, il a le sentiment de sa responsabilité, il a horreur du crime de lèse-humanité qu’il a commis, et se jure
qu’il réparera sa faute et fera la « résurrection » de celte créature perdue par lui.
C’est ici que commence vraiment le drame, les deux premiers tableaux, « la Nuit de Pâques » et « la Délibération du Jury », n’étant, à tout prendre, qu’un double prologue. Le drame, c’est la lutte entreprise par le Prince pour sauver la malheureuse, la racheter, la rendre à elle-même. Son exalta


tion est telle qu’il prétend, non seulement la sauver, mais en


faire sa femme légitime. Ceci a paru inacceptable et a fait pousser les hauts cris, parce qu’on a voulu voir le fait sous l’angle de nos mœurs. Il n’a rien que de possible, au contraire, si on se place sous l’aspect de ce peuple mystique qu’est le peuple russe, avec ses sectes étranges, ses coutumes hiératiques, qui confinent parfois à la folie, mais donnent à l’œuvre entreprise par le Prince un caractère sanctificateur d’apostolat.
Les actes suivants nous conduisent d’abord dans la prison des femmes, à Moscou, milieu immonde d’alcooliques et de damnées, où Nékludoff commence l’entreprise delà conversion, puis en Sibérie, où il l’achève, ayant suivi le troupeau humain qu’on conduit vers les steppes. La transformation s’est faite, peu à peu la femme s’est reprise, se retrouve purifiée par le repentir et la souffrance, et c’est encore pendant la nuit de Pâques que s’accomplit sa résurrection, au chant du cantique divin de « Christ est ressuscité ! »
Ce drame étrange procède fatalement par à-coups et n a pas l’émotion du livre, parce qu’il est tout en action, mais il est curieux, très vivant, et se déploie en des milieux effrayants,
nouveaux pour nous, dont les mœurs diffèrent des nôtres et se réclament d’un « illuminisme » que nous ne connaissons pas, et qui a d’autant plus d’intérêt pour nous. Il est suffisamment bien monté, dans sa couleur, et bien joué par tout le monde, surtout par les deux interprètes principaux, Dumény (le prince Nékludoff), qui y est simple et sans emphase, et Madame Berthe Bady, de vérité très humaine dans ses transformations successives, partant du vice effroyable jusqu’à l’abrutissement, pour en arriver, généreuse et touchante, jusqu’au sommet de la résurrection.
De son côté, le Palais-Royal a, lui aussi, trouvé le succès, avec une farce joyeuse et amusante, la Carotte, — singulier titre, par parenthèse, — où on a ri de bon cœur. C’est le vaude
ville, dans une forme rajeunie; on y côtoie la grivoiserie sans jamais y faire la culbute, et les situations les plus scabreuses y sont présentées avec une délicatesse de touche qui éloigne toute
idée de pornographie. C’est joué, avec un entrain étonnant, par Galipaux, Lamy, Raimond, Mesdames Aimée Samuel et Sarah
Piernold. Il y a longtemps que le Palais-Royal n’avait assisté à pareille fête.
Au Gymnase et au Vaudeville, nous trouvons aussi deux pièces nouvelles d’une certaine importance et qui ne sont pas sans avoir, l’une avec l’autre, certaines connexités, certains points de ressemblance, bien que différant absolument l’une de l’autre, par le détail des caractères, et par la manière dont l’action
est menée. Des deux côtés il y a une incontestable dépense de talent, et, je le crains, un peu de « porte à faux », parce que l’une et l’autre pièce prennent un vice matériel, la sensualité, comme principal point d’appui de leur action. Or, je ne sais rien de moins intéressant que ce fait brutal, qui n’est pas à la louange de l’espèce humaine, et, tout au contraire, la rabaisse singulièrement. A la grande rigueur, dans le roman, l’étude d’un caractère, comme celui-là, peut présenter quelqueintérêt. et ses déve
loppements, au point de vue psychologique, éveiller quelque curiosité, tel le baron Hulot, dans les Parents pauvres, expli
qué, développé, analysé, qui fournit un type dont nous suivons les déformations sociales, — tandis qu’au théâtre, où les faits se concentrent, se concrètent, se succèdent rapides, enserrés dans la « cangue » des actes, par la nécessité de la forme dramatique, le fait devient forcément brutal et sinistre, et inspire plus de


La Quinzaine Théâtrale