La Quinzaine Théâtrale
Cette quinzaine a vu, au théâtre des Variétés, la triomphante reprise d Orphée aux Enfers, la première grande partition de Jacques Offenbach, et son chef-d’œuvre, dans le genre extra
burlesque, où il excellait. Ce Maître qui fut « Petit Maître » dans la musique, comme
certains le furent dans la peinture, ce qui est une classification adoptée aujourd’hui pour les tableaux, et qui aurait aussi sa raison d’être pour les partitions, ce Maître, dis-je, fut vraiment le créateur d’un genre, où per
sonne ne l’a jamais dépassé. 11 a même laissé, derrière lui, bien des imitateurs — ce qui est la consécration — et ceux-ci ont vécu de ses miettes.
Le plus curieux, c’est que malgré l’originalité de son talent, perceptible dès le début, malgré l’esprit et la verve de sa musique, l’habileté de son exécution, et la finesse de son orchestration, il ne put arriver à se faire jouer, que lorsqu il eut un théâtre à lui, et se fut improvisé son directeur, à lui-même. Il en riait volon
tiers, et je me souviens que, dans les dernières années de sa vie alors qu’il me contait les luttes de sa jeunesse, il me disait : « Imaginez-vous, mon cher ami, qu’on me fermait partout les
portes, au nez, et je crois que je n’aurais jamais pu me faire jouer, si je n’avais pas eu un théâtre à moi, — puis il ajoutait en agrémentant sa phrase de ce petit accent tudesque, qui lui était familier, et donnait un ragoût à ses plaisanteties de pincesans-rire, — alors, après avoir exploité la guérite Marigny, j ai pris le petit théâtre Comte, où le prestidigitateur de ce nom faisait des omelettes dans un chapeau, je l ai agrandi, baptisé théâtre des Bouffes-Parisiens, je me suis assis dans le fauteuil directorial, et me suis dit à moi-même : » Entrez donc, « Mon« sieur Offenbach, je reçois tomes vos partitions, et comme elles « me plaisent beaucoup, vous ne ferez pas antichambre... »
Il ne fit pas antichambre, en effet, car pendant deux ou trois ans, il joua, dans ce théâtre des Bouffes, toute la série de ses opérettes en un acte, et il en avait une belle quantité. Car, rare
ment imagination musicale fut plus féconde. Dans le nombre
de ces actes , il y a de véritables bijoux de la plus exquise ciselure. Il était, d’ailleurs, bien excusable de se faire la part du lion, il avait attendu assez longtemps. Ilavaitcommencé, ainsi qu’il le disait, à grimper le « calvaire » en 1842, alors que,
frais émoulu de Cologne— ce Parisien pur sang était d’origine allemande — il était arrivé à Paris. Il avait donc fait treize ans d attente, avant de pouvoir révéler le genre nouveau, qui était le sien, fait d’inspiration franche, de mélodies d’un charme sédui
sant, et d’une bonne humeur saisissante, éclatant au milieu des fusées du rire, et de la blague de la parodie.
Attaqué par les uns, porté aux nues par les autres, mais trouvant le chemin du succès, le compositeur avait senti pousser ses ongles, et rêvait d une œuvre de plus longue haleine, d’un véritable opéra - bouffe, où son inspiration aurait été plus à l’aise, pouvant s’étendre à plaisir; mais où trouver le libretto? à qui le demander? le librettiste a toujours été l’oiseau rare, il l’est encore. Offenbach, très répandu dans le monde boulevardier, avait fait la connaissance d’un grand jeune homme brun, aimable, spirituel, bien que toujours un peu sur la défensive, qui tâtait du théâtre, passionnément, mais presque timide
ment. Il s’appelait Ludovic Halévy, apparenté à Fromental Halévy, l’auteur de la Juive, et était employé au service des bureaux du ministère des Beaux-Arts et de la maison de l’Empereur. Il n’aurait, d’ailleurs, demandé qu’à s’échapper de l’administration, pour se livrer exclusivement à son penchant dra
matique. Ce fut lui qui construisit le scénario d Orphée aux Enfers, sorte de farce mythologique, où il témoignait d’un respect médiocre pour les dieux de l’antiquité. Il est vrai que
Daumier, du bout de son crayon satirique, avait déjà commencé à ridiculiser la légende, avec son « Olympe-comique ». Le scénario fut promptement adopté, il était original et pittoresque,—
cette lutte entre Jupiter paillard et Pluton très rusé n’était pas banale, et contenait des prétextes propres à inspirer la verve d’un musicien, — il ne restait plus qu’à écrire la pièce, et à rimer les couplets. Halévy allait se mettre à l’œuvre, quand lui survint une bonne fortune inespérée qui troubla la sérénité
de son jeu. On venait de créer un ministère de l’Algérie, et le jeune employé du ministère des Beaux-Arts et de la maison de l’Em
pereur y fut transbordé, et, du même coup, nommé à un emploi très important dans l’administration nouvelle. C’était l’écrou
lement des projets conçus, l employé supérieur ne pouvant plus décemment s’adonner aux flons-flons dramatiques, et surtout apposer sa signature au bas d’une farce; l’opéra-bouffe, ébauché par Halévy, fut donc achevé par un de ses amis, Hector Crémieux, qui sortait alors de l’École normale; c’est lui qui écrivit la pièce, rima les couplets, et fut seul nommé, mais il est cer
tain qu’il y eut collaboration effective. Crémicux ne le nia jamais, au contraire, il exigea même que Ludovic Halévy touchât sa part des droits d’auteur, et la brochure de la pièce publiée après la représentation porte même cette dédicace : A mon ami Ludovic Halévy. — H. C. — Quant à la partition, elle fut rapide
ment écrite. Offenbach avait le travail facile, c’était un admirable improvisateur.
La première représentation d Orphce aux Enfers date d’octobre 1858 — il y aura bientôt un demi-siècle! — ce fut un
succès immense, car la série des représentations consécutives dépassa le chiffre de quatre cents, cela se jouapendantplus d’une année. La pièce parut bouffonne et burksque, imprévue, étonna et plut beaucoup, c’était alors une nouveauté; la génération du
moment s’en amusa singulièrement. Mais le grand enthousiasme fut pour la partition, la salle affolée bissait et trépignait, la musique du drame devint aisément populaire, on la découpa en quadrilles, et pendant bien des années, on n’en voulut pas danser d’autre.
La distribution de 1858 était assez curieuse, — je crois qu’elle n’a pas de survivant à l’heure actuelle, — elle fut faite plutôt à des comédiens qu’à des chanteurs. Tous ces braves
gens n’étaient musiciens que « par accident », comme les aveugles, ou « de naissance », comme les oiseaux, l’art étant plutôt étranger à l’aventure. Parmi ceux qui créèrent, il en est
qui ont laissé quelque souvenir et doivent figurer dans la légende. Il faut citer, entre autres, Léonce (Aristée-Pluton),
figure cocasse de comédien maniaque, nerveux, impressionnable et timide, sorte de fou dont la « manière » se composait d’une série de tics, qui le firent siffler à ses débuts, puis, pris au comique par le public parisien, devinrent ensuite des éléments de réussite par la force de l’habitude. — Désiré (Jupiter), un pince-sans-rire dont les effets, en dedans, se répercutaient au dehors. C’était un petit homme, court sur pattes, ainsi qu’un
chien basset. Il s’appelait « Courtecuisse » de son vrai nom de famille. C’était sans doute une prédestination. — Bâche (John Styx), un être singulier, long, triste, de comique macabre. Celui-là avait passé par la Comédie-Française, où il joua le rôle de Monocorde, dans le Guillery d Edmond About, une des chutes les plus retentissantes du siècle. Il avait ensuite ricoché de la rue de Richelieu à la rue Monsigny, et était venu échouer aux Bouffes. — Du côté féminin, je ne vois guère à citer que Marie Garnier, une jolie rousse queks chroniqueurs du temps appe
laient alternativement la « Lune rousse » et aussi la « Belle aux cheveux d’or », voire « Ève la blonde », à cause de ses intimes relations avec Adam..., l’auteur du Chalet. Quant au rôle d’Eurydice, il fut créé par Lise Tautin, une chanteuse venue