La Quinzaine Théâtrale


Les théâtres qui restèrent ouverts, en dépit de la saison, n’ont pas à se repentir, et la fortune a souri à leur audace. Nous sommes au régime de la pluie, celle-ci tombe sans cesse, et le ciel ne semble pas disposé à nous donner du répit. Alors, que faire de ses soirées, lorsqu’on est resté à Paris? Il faut bien les passer quelque part, aussi le théâtre s’impose. Les directeurs de l’Opéra, de la Comédie-Française, de la Porte-Saint - Martin, des Folies- Dramatiques et de l’Athénée, les seuls qui aient porte ouverte, rient aux éclats, alors que les malheureux café-concerts font mine piteuse. Dame, on ne saurait aller à la nage à l’Alcazar d’Été, aux Ambassadeurs et au Jardin de Paris : « Ce qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres... », dit un proverbe. Cependant, que la statistique impassible et qui ne s’émeut jamais nous prévient que, depuis deux siècles, le volume d’eau tombé sur notre continent a augmenté dans une propor
tion considérable, surtout en France, et que les météorologistes — savants incertains, d’ailleurs, — nous annoncent que ça « va continuer ». Il est vrai qu il y a un certain Adhémar qui prédit jadis que nous serions envahis par les eaux et, par conséquent, noyés, tandis qu’un autre soutient que c’est le feu souterrain qui nous dévorera. Hélas ! puisque fatalement nous devons être mangés, il me semble que le procédé importe assez peu, moi, j’espère que l’accident ne viendra pas trop vite, et qu’il y aura encore pas mal depremières représentations avant la chute finale.
En attendant ces événements sinistres, — on nous avait même promis une fin du monde anticipée pour le 24 juillet der
nier, — la Comédie-Française a donné sa comédie nouvelle, l Irrésolu, depuis longtemps annoncée, ajournée, remise. L Ir
résolu est une pièce de demi-caractère, comme furent certaines de Picard, de Scribe, de Dumanoir, de Bayard, on l’eût classée, jadis, dans ce qu’on appelait le « second ordre », c’est une sorte de vaudeville qui a perdu ses couplets, et cela va un peu vers la caricature, mais c’est amusant, bourré de contingences ingé
nieuses, habilement mené, avec des situations comiques et des détails pittoresques. L’auteur s’est peut-être attardé un peu trop sur sa comédie, qui a le défaut d’être «longuette», comme nous disons dans notre argot théâtral, mais son dialogue est vif, spirituel, aimable, et la sauce fait passer le poisson. Je ne saurais donc, quant à moi, partager l indignation des vieux pro
phètes qui ont levé les bras au ciel, en roulant des yeux indignés, et se sont écrié: « Jérusalem! Jérusalem! une farce dans la Maison de Molière? un vaudeville à la Comédie-Française! ! » On serait tenté de leur répondre : « Oui, une farce dans la Mai
son de Molière, avez-vous donc oublié que le patron ne les détestait pas, et que lui-même les pratiquait parfois, et au gros sel encore, témoin : le Malade imaginaire, Monsieur de Pour
ceaugnac, le Mariage forcé, que sais-je? Or, M. Georges Berr n’a pas introduit la moindre seringue dans son dialogue; quant aux « deux minstrels », qu’on lui reproche, ils ne sont pas plus osés que le Muphti du Bourgeois Gentilhomme. — Oui, un
vaudeville à la Comédie - Française, mais ils y foisonnent, qu’est-ce que le Voyage à Dieppe, la Petite Ville, et plus près de nous, lé1 Mari à la Campagne et même le Monde où l on s en
nuie, tout cela est vaudeville, assurément vaudeville, et il y en a cent autres dont les noms ne viennent pas sous ma plume... »
On ne peut pourtant pas toujours jouer de la tragédie, — ce serait, d’ailleurs, un mauvais moyen de grossir les dividendes
des sociétaires, — et ce public qui aime à rire, et qui est le dernier degré de juridiction au théâtre, la cour, sans appel, qui rend l’arrêt suprême, le public a dit : Je m’amuse, donc je viens. Il est venu, en effet; protégé par la pluie, l Irrésolu fait de grosses recettes, et tout est pour le mieux dans le plus humide des mondes.
Nous n’avons à faire ici aucune analyse de la pièce de M. Georges Berr, puisque notre voisin d’à côté s’en charge, ni même à parler de la distribution. Il nous plaît, toutefois de signaler, d’abord que M. Henri Mayer, qui joue Pierre de Font
vannes, 1’ « Irrésolu », a enfin trouvé un rôle de son « emploi », le rôle n’est pas excellent, il est difficile et complexe, mais enfin c’est un rôle, et l’excellent comédien auquel, jusqu’à présent, on n’a distribué que des « pannes », a pu enfin montrer ses qualités et son savoir-faire. Serait-ce qu’on lui a fait assez manger de pain noir, et que l’heure du pain blanc a enfin sonné pour lui ! Quant à Mademoiselle Piérat, elle a trouvé, dans le personnage de « Poupée », Madame Flamand, l’occasion de faire quelque chose de nouveau, de jouer de la comédie de finesse, d’esprit, de raisonnement, d’émotion douce, et de faire ainsi pressentir un horizon de jeune première que nous lui avions indiqué dès ses débuts, et qui est vraiment le sien. Sa voix fraîche et bien timbrés, sa prononciation excellente, son tempérament d’originalité personnelle, son génie théâtral, lui permettent d’aborder tous les genres. Celte toute jeune fille, presque cette enfant, est vraiment une comédienne. Elle était douée en venant au monde, et elle a joué la comédie d’instinct, par passion, presque sans étude, comme chantent les oiseaux en sortant du nid !
Nous nous mettons aujourd’hui au pairde quelque arriéré, en donnant les principales scènes du Voyage en Suisse et celles de Petite Maison, l’opéra-comique d’Alex. Bisson et William Chaumet, et nous offrons à nos lecteurs un spécimen du théâtre de jadis, avec le vieux drame du Bossu, que son succès inépui
sable rend toujours d’actualité. Le Bossu est, en effet, avec la Tour de Nesle et le Courrier de Lyon, le succès le plus grand qu’ait connu le théâtre du drame, et à ce titre il méritait de figurer dans cette collection.
Le Bossu parut en i85j sous forme de roman, signé Paul Féval, c’était une admirable histoire de cape et d’épée, dont l’auteur, remarquable romancier mais dramaturge médiocre, tira un drame, avec l’aide d’Anicet Bourgeois, un habile profes
sionnel du lemps, qui fut représenté sur la scène de la Porte- Saint-Martin, le 8 septembre 1862. Le succès fut très grand et se prolongea pendant de longs mois. Ce ne fut, d’ailleurs, qu’un début, car depuis, — il y a quarante et un ans de cette pre
mière, — la pièce, qui eut des reprises sans nombre, doit avoir atteint un chiffre de représentations fantastique, plusieurs milliers, je crois. Le Bossu, très bien monté par Marc F ournier, alors directeur de la Porte-Saint-Martin, fut joué avec un bel ensemble, sa distribution comprenait les plus beaux « spéci
mens » de la flore mélodramatique de l’époque. D’abord, et avant tout, Mélingue, le grand Mélingue, qui fut un incompa
rable Lagardère. 11 y est resté légende de première grandeur. Il
y portait l’épée et la bosse avec une égale maîtrise et des allures cavalières et grandioses. Le duc de Gonzague, ce fut Brindeau, fraîchement sorti de la Comédie-Française dont il avait claqué les portes à l’arrivée de Bressant, son rival. Vannoy, un comé
dien de composition et de comique pittoresque, jouait le rôle de Cocardasse, le spadassin goguenard, alors que Laurent, le « gros Laurent », était le petit Prévost-Passepoil ; ils étaient la joie des troisièmes galeries qui les acclamaient tous deux. Le person
nage de Chaverny était tenu par un comédien du nom de Demarsy, qui venait de l’Odéon, il n’était pas sans quelque talent et offrait cette particularité d’origine, qu’il était le fils du... donneur d’eau bénite de Saim-Sulpice, — un emploi qui, par parenthèse, semble avoir dispatu que celui du vieux Monsieur à bonnet de soie noire, qui, confiné dans une sorte de boîte, d’où il émergeait du buste, ainsi qu un diable d’un bénitier, c’est le cas de le dire, tendait au fidèle, entrant à l’église, un gou
pillon à cinq mèches humides d’eau bénite. — Les deux rôles de femmes furent tenus par deux transfuges de l’Odéon, Mademoi
selle Raucourt, la sœur du comédien Baron, des Variétés, et Mademoiselle Defodon, une blonde, aux yeux noirs, qui devint, quelque six ou huit ans plus tard, Madame Chevandier de Valdrome, propre belle-sœur d’un ministre du second Empire... que de souvenirs curieux évoquerait ce Bossu si la place ne nous était mesurée !
FÉLIX DUQUESNEL.