LA QUINZAINE THEATRALE


A propos de cette reprise de la Massière, s’est élevée une contestation entre l’auteur de la Griffe, et le directeur de la Porte-Saint-Martin, qui a failli amener un procès, d’ailleurs, arrêté d’un commun accord.
Voici quel était le point litigieux : La Griffe, en cours de représentations depuis plusieurs mois, a donné des résultats satisfaisants, et il est certain que, du fait de ce s représentations, la direction de Ja Porte-Saint-Martin a dû encaisser un beau bénéfice. Aujourd’hui encore, paraît-il, la recette quotidienne est « supérieure aux frais ». « Alors, disait l’auteur, vous n’avez pas le droit de cesser les représentations de ma pièce. » Vous voyez que la question est intéressante.
Mais, l’auteur est-il fondé à tenir ce langage? — Oui, sans l’ombre d’un doute. — Voici comment le Code civil nous répond : «Les conventions doivent être interprétées, dit-il, dans le « sens « que vraisemblablement les parties ont entendu leur donner »; or, il est certain qu’en Y absence de stipulations particulières, mais simplement par ce contrat verbal intervenu entre l’auteur qui a livré sa pièce et le directeur qui l’a jouée, il a été tacitement
convenu que, tant que ladite pièce ne ferait pas des recettes audessous des frais honnêtement établis du théâtre, le directeur n’aurait pas le droit d’interrompre les représentations de celle-ci. C’est vraisemblablement ainsique les parties l’ont en
tendu. » Si la recette quotidienne ne couvre pas les frais, le cas est différent, le directeur me paraît alors en droit d’arrêter les représentations, quelle que soit la « moyenne », qui n’a rien
à voir dans l’espèce ; et aussi quels que soient les bénéfices acquis : « Je n’ai jamais consenti à courir les chances de diminuer ce bénéfice, qui constitue mon produit commercial, et puisque vos représentations me mettent en perte quotidienne, si minime soit-elle, mon droit strict est de vous supprimer... », peut répondre le directeur.
Ou je me trompe fort, ou je crois bien qu’il n’y a pas à sortir de là, à moins de stipulations préventives, contraires, ainsi que je le disais plus haut. Il serait intéressant que la jurisprudence fût fixée sur ce point. Elle le sera d’ailleurs, un jour ou l’autre, car il y a procès analogue engagé entre M. Bataille et, précisément, M. Guitry, — un souvenir de sa direction à la Renaissance, — à propos de la Femme nue, arrêtée brutalement, en pleines recettes, alors que celles-ci, prétend le demandeur, dépassaient amplement le chiffre des frais quotidiens.
Puisque nous sommes dans le contentieux dramatique, signalons un arrêt très important de la Cour de cassation, qui déclare que le contrat d’engagement est un « louage d’indus
trie », que les comédiens ne peuvent être assimilés aux gens de service, et que par suite, en cas de faillite,ils n’ontdroit à aucun privilège. Ils sont réputés créanciers ordinaires pour le paie
ment de leurs appointements, et viennent au marc le franc, comme le commun des martyrs. C’est honorable, sans doute,
de n’être pas considérés comme gens de service, mais ça n’est pas très avantageux au point de vue du résultat, parce que le résultat ça n’est pas « l’honneur et l’argent », comme la pièce de Ponsard, mais c’est l’honneur sans... l’argent !
A enregistrer aux tables nécrologiques la mort de la pauvre Alice Lavigne, retirée du théâtre, déjà depuis une quinzaine d’années, frappée de cécité à la suite d’une douloureuse mala


die. On n a pas encore oublié cette comédienne originale, dont


le talent excentrique et les ahurissements étonnants de comique avaient créé un genre, presque un emploi, puisqu’on dit encore: « Jouer les Lavigne. » Elle avait débuté à l’Athénée de la rue Scribe, puis elle s’en fut au Palais-Royal, où elle fit presque toute sa carrière. Nous la retrouvons cependant, en 1888, à la Gaîté, dans Tartarin sur les Alpes, et dans la Fille prodigue au Châtelet, en 1893 ; ce fut même, je crois, sa dernière apparition
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FÉLIX DUQUESNEL.
Aux Variétés, c’est Un Ange, comédie en trois actes, d’Alfred Capus, qui a succédé au Circuit, qui eut plutôt brève carrière. Le Circuit avait la mauvaise fortune de succéder au Roi. La place était chaude, mais difficile à garder.
Un Ange, qui est une des meilleures comé
dies de son auteur, a eu quelque peine à se mettre en marche, et sa répétition générale s’est accomplie dans des conditions qui auraient certainement mis en péril une œuvre moins solide. L’un des principaux interprètes, Albert Brasseur, pris d’une violente congestion du larynx, ne pouvant parler, répéta son rôle en pantomime. Vous voyez d’ici l’effet déplorable. Le lendemain, on dut faire relâche, et aussi les jours suivants. Prince, avec beaucoup de zèle, apprit le rôle en hâte, et, à cinq jours de la répétition, on put donner la pre
mière, qui d’ailleurs eut un grand succès, malgré tous les potins qui, fatalement, circulèrent pendant les relâches : « Brasseur ne voulait pas jouer son rôle... » — « Capus avait exigé le retard pour avoir le temps de refaire son troisième acte... » — Que sais-je encore? — Ce qui est certain, c’est qu’à la troisième représentation,
Albert Brasseur, guéri de son aphonie, put reprendre le rôle, et de façon opportune, car le pauvre Prince ayant pris un coup de froid, s’était offert, à son tour, le luxe d’une extinction de voix. Enfin, comme tout est bien qui finit bien, Un Ange a pu conti
nuer sans encombres sa carrière, qui promet d’être longue et brillante. L’œuvre nouvelle d’Alf. Capus, dont la contexture rap
pelle un peu les Deux Ecoles, est une comédie de situation, que renforce une étude de caractère très intéressante et tout à fait curieuse, celle d’une femme virtuellement honnête, mais per
verse sans le savoir et sans le vouloir, virtuose d’inconscience, et quand même d’un charme irrésistible, auquel tous leshommes se laissent prendre. Celle-ci est une manière de volant, que la raquettedu mari renvoie à la raquette de l’amant, et réciproquement, jusqu’à ce qu’il soit recueilli par une raquette inattendue, qui n’est pas celle du troisième larron, parce que je crains bien, qu’à l’inverse du larron de la fable, ce nouveau venu ne soit volé.
La pièce, d’ironie très comique, repose sur un fond de réalité. Elle instruit, elle châtie, comme l’exige la vieille devise, mais avant tout, elle amuse, et le rire en a la plus belle part. Je dois dire, d’ailleurs, que l’interprétation contribue singulièrement au succès. Un Ange est admirablement joué par cette incompa
rable troupe de comiques que possède le Théâtre des Variétés, qui, cette fois, s’est assouplie au point de déserter la farce grotesque pour s’élever jusqu’à la comédie. En tête de ces comé
diens sans pareils, il convient de citer, avant tout, Eve Lavallière, tout à fait supérieure dans son interprétation de l’héroïne du drame. C’est une artiste exquise, cette Lavallière, qui possède l’art des nuances au suprême degré. Le rôle d’Antoinette, qui pou
vait être déplaisant, devient charmant grâce à elle, parce qu’elle y donne des effets comiques et que, parce moyen, des situations qui pourraient sembler odieuses, si elles étaient sérieusement présentées, sont acceptées par un public ravi d’aise. Max Dearly, dans le rôle simple et sans transformations de l’huissier Lebelloy, a témoigné d’un réel talent, on ne peut jouer avec plus de naturel et de vérité ; Guy est de bonhomie parfaite dans un de ces personnages de comique raisonneur entre cuir et chair, où il excelle très personnellement; Madame Jeanne Saulier, qui lâche l’opérette défunte, au profit de la comédie bien vivante, a
joué un rôle de jeune coquette, avec beaucoup de finesse et d’élégance, alors que Madame Marie Magnier dessinait, avec sa belle franchise coutumière, la silhouette opulente et traditionnelle d’une belle-mère de bourgeoisie.
A la Porte-Saint-Martin, c’est la Massière de Jules Lemaître qui remplace la Griffe de H. Bernstein, ou, tout au moins, se joue en alternance. Le principal personnage dans chacune de ces pièces, c’est le vieillard, amoureux jusqu’au sadisme, jusqu’à la folie, dans la Griffe, et, avec une sorte de sensation de paternité, dans la Massière. Guitry n’a pas été inférieur dans cette nou
velle reprise de son répertoire. Cette qualité de rôle est d’ailleurs celle qui lui convient le mieux. Il y est très réel et d’un naturel parfait.