LE MOIS MUSICAL




cest la fin de l’année, pour l’Opéra, qui ne ferme jamais; c’est le début de la saison, pour les autres scènes lyriques : dans l’un comme dans l’autre cas, 1909 remet à 1910 un compte de succès sur toute la ligne. Souhaitons aux pages encore blanches de l’année nouvelle de n’inscrire à leur tour que d’aussi heureux.




A l’Opéra, c’est encore l’Or du Rhin qui a tout dominé de son éclat magique, l Or du Rhin dont l’interprétation si musicale, d’un effort si homogène et vivifié encore par l’étonnant,




I incomparable Van Dyck, est acclamée comme une révélation, et^ « qui fait de l’argent », bien plus qu’on ne s’y attendait. D’autres belles soirées furent consacrées à une reprise de Sigurd,




dont le vibrant héros est toujours M. Paul Franz, décidément l’un des meilleurs Sigurd qui aient paru ici depuis la création : la beauté moelleuse et sonore de sa voix, la largeur de sa dic




tion, la prestance de son jeu, semblent en progrès chaque jour. Près de lui, Mademoiselle Bourdon, lauréate des derniers con




cours, fit un heureux début dans Brunehilde, et M. Gresse emporta d’assaut, dans Hagen, son grand succès coutumier. D’autres encore remirent en honneur Aida, avec un nouveau Radamès, fier et exalté à souhait, M. Muratore, entre Mesde




moiselles Rose Féart et Lapeyrette, sous les costumes d’Aïda et d’Amnéris... Nous attendons maintenant comme fruit nouveau le drame symbolique de M. Savard : la Forêt, et le ballet pittoresque et historique de M. Reynaldo Hahn : la Fête che\ Thérèse. Le rapprochement sera peu banal.




L’Opéra-comique nous a présenté deux nouveautés, de caractère très divers, de qualité non moins distante, deux œuvres jeunes, presque des débuts : le Cœur du Moulin, de M. Déodat de Séverac, sur un livret de M. Magre, et Myrtil, de M. Ernest Garnier, sur un poème de M. Villeroy auquel luimême a mis la main.




C’est une œuvre pleine de charme que celle de M. de Séverac. II est vrai qu’elle ne semble pas trop à l’aise sur la scène... Mais d’abord, il est juste de dire qu’elle tente l’impossible, en prétendant réaliser la pensée, donner un corps aux souvenirs, avertir et retenir dans le devoir, par des voix et des apparitions sorties du moulin, du puits, des blés et des vignes, des sources et des pierres même, le jeune ouvrier revenu au pays et dont la fiancée s’est mariée, et qui doit donc renoncer à elle... Et puis,




en dépit de ce peu de consistance du sujet et de la monotonie qui en résulte, cette partition discrète, sans prétentions, sans effets extraordinaires, a un cachet si distingué, un ton si sin




cère ! La façon dont cette poésie et ce mystère de la nature maternelle ont été évoqués par le musicien est quelque chose d’infiniment astistique, d’une grâce subtile et pure, d’un goût parfait. MM. Coulomb et Vieuille, Mesdemoiselles Lamare et Brohly, en furent les adroits interprètes.




Le petit conte antique, digne des Métamorphoses d’Ovide, qui a nom Myrtil, offre avec le conte moderne et symbolique le contraste le plus absolu. Ici, c’est la pleine lumière, la mélo




die facile, l’harmonieuse parure instrumentale, colorant de prestige, mais sans faire oublier leur longueur, les péripéties de la fable. Myrtil est prêtresse de Diane, et Hylas le sceptique s’éprend de sa pureté, car il est las de la belle bacchante Bacchia. Quelle sera l’issue de cette lutte entre l’honneur, l’amour et la jalousie ? Bacchia dénonce Myrtil, qui est mise en demeure de renier Diane ou d’accepter la mort. Hylas supplie en vain, la prêtresse ne sera pas parjure, et si, lorsqu’il va se frapper luimême, elle cède éperdue, c’est pour être, devant nos yeux,




changée en myrte. Il y a des choses charmantes dans les scènes où les prêtresses entourent harmonieusement la statue de Diane, Myrtil dit avec charme l’angoisse de son âme et Hylas avec feu l’ardeur de son amour, une exultante bacchanale emplit la scène entre temps..., et décors et costumes sont d’un pittoresque achevé. Madame Nelly Martyl est exquise d’émotion pudique, M. Beyle d’un brio chaleureux, Mademoiselle Cebron- Norbens d’une hardiesse bien rare chez une débutante.




Comme reprises, notons le Chemineau, avec M. Albers dans le rôle principal, entre Mademoiselle Mérentié et M. Pierre




Duprë, jeune baryton, qui a fait un bon début dans le rôle malaisé du vieux Pierre ; et encore la Légende du Point d’Argen




tan, où Madame Herleroy fut exquise dans la Vierge, et qui procura à Madame Garchery, lauréate des derniers concours, un très heureux début dans le personnage de la pauvre dentel




lière. Mais n’oublions surtout pas l’apparition sensationnelle de Madame Lucienne Bréval dans Carmen. La grande tragédienne lyrique était éprise depuis longtemps de ce rôle fameux, ou pour mieux dire, de son personnage, du type qu’il représente, indépendamment même de sa traduction vocale. Elle le travaillait, elle le vivait comme enfiévrée. On attendait donc beau




coup... On n’a pas été déçu. Evidemment, c’est là une Carmen à part, nouvelle, celle de Mérimée plutôt que celle de Bizet; il faut tâcher, pour la goûter, de ne plus penser au brio très en




couleur et à l’élan très en dehors de la tradition créée par Galli- Marié et perpétrée, avec leurs tempéraments personnels, par les grandes artistes que sont Mesdames Emma Calvé, de Nuovina et Marié de l’Isle. Mais la Carmen de Madame Bréval n’en évoque pas moins une impression infiniment artistique et har




monieuse, donne l’expression continue du naturel le plus absolu,




dans les nuances les plus fines et les plus délicates, s’impose réellement comme un type rencontré, non comme un rôle de théâtre. C’est la bohémienne concentrée et fataliste, sobre de gestes, énigmatique de regard, sous un sourire voilé qui ne se donne même pas la peine de souligner son envoûtement, froide de volonté, pour maîtriser l’ardeur du tempérament. Le teint bronzé, coiffée et vêtue d’authentique façon parle peintre Zuloaga, Madame Bréval a paru d’ailleurs de la plus rare beauté. Elle a rendu avec un charme exquis les parties délicates du rôle et montré une vérité tragique très saisissante au troisième et surtout au dernier acte, où, comme l’héroïne de Mérimée, elle regarde bien en face; et sans fuir, la mort qui la menace. A côté d’elle, M. Salignac se surpassa véritablement de fougue et de pathétique, graduant avec une réalité poignante l’évolution du caractère de Don José, et donnant à ses accès de passion cette




éloquence irrésistible qui-sou-lève et fait vibrer à l’unisson toute une salle. Une éclatante ovation unit maintes fois lés deux artistes.




Le Théâtre lyrique de la Gaîté est heureux : il n’a donc pas d histoire. Quo Vadis ? triomphe quatre fois la semaine devant des salles bondées : que voulez-vous de plus? Le spectacle y est séduisant, pittoresque, touchant, horrifiant; la mise en scène est d’une vie étonnante ; l’interprétation est très fondue, avec des évocateurs admirables comme Jean Périer dans le répugnant et dramatique Chilon; il y a aussi de la musique, parfois d’un bel élan lyrique... C’est un succès de tout repos. — Entre temps, Gluck et Berlioz représentent l’art pur, l’un avec Orphée, l’autre avec la Damnation de Faust (celle-ci en concert seulement . Mademoiselle Yvonne Dubel triomphe dans l’un et l’autre, ici Marguerite, et pénétrante d’accent délicat, d’angoisse passion




née, là Eurydice, belle à ravir et d’une grâce achevée. Mademoi




selle Cornés mérita de chauds éloges dans Orphée, alternant avec Madame Delna.




Oublierai-je le petit Trianon-Lyrique? Comment ne pas souligner une fois de plus, au contraire, la continuelle variété de reprises qu’il apporte à son répertoire? A celles que j’ai déjà signalées, il faut cette fois ajouter : les Dragons de Villars, où Mademoiselle Jeanne Lagard fut une fringante Rose Friquet, entre MM. Foix et Clergue dans Silvain et Belami ; Zampa] avec Madame Jane Morlet, toujours si sûre, dans le rôle de Camille, et M. Jean Laure dans celui, si redoutable, de Zampa ; enfin la Lille de Madame Angot, avec Mademoiselle Rosalia Lambrecht dans Clairette (qu’elle joue et chante avec un goût fin et distingué, de la plus rare qualité), avec Mademoiselle Lagard dans Lange, MM. Jouvin, Clergue et Théry dans Pomponnet, Ange Pitou et Larivaudière. — La prochaine fois nous vous parlerons, car M. Félix Lagrange ne se refuse rien, d’une œuvre toute neuve pour Paris, la Laura de M. Charles Pons, qui a été jouée il y a quelques années dans le Midi avec succès.




HENRI DE CURZON.