La Quinzaine Théâtrale


Notre numéro d’aujourd’hui clôture, en quelque sorte, l’année théâtrale 1904-1905. C’est main
tenant, après les trois mois de repos qu impose l’été, le renouveau de l’année suivante, et 1905- 1906 va prendre la file. Comment s’annonce-t- elle, et que sera-t-elle? J’avoue que je n’en sais rien. En tout cas, la nouvelle année théâtrale n’aura pas de peine à faire mieux que son aînée, qui aura laissé mince sillage derrière elle. Rarement nous en vîmes une plus médiocre et plus banale. Si nous n’avions eu à inscrire à son actif le succès de la Massière, la line et délicate comédie de Jules Lemaître, étude distinguée de psychologie bourgeoise, représentée sur la scène de la Renaissance, et le Duel, la comédie très oséfe de Henri Lavedan, que nous resteraitil à signaler?
En revanche, nous pouvons constater avec un certain contentement que, n’en déplaise à ceux qui prétendent que le public se désintéresse du théâtre, tout au contraire, il prend souci plus que jamais de tout ce qui y touche.
Je veux rappeler ici notamment le débat soulevé par la presse sur la longueur plus ou moins grande des « entr’actes » au théâtre, et le résultat donné par l’ingénieux referendum institué, à ce sujet, par le Gaulois, le grand journal mondain.
La question se posait ainsi : de toutes parts on se plaint, avec raison, de la longueur abusive des « entr’actes ». Dans certains théâtres, dit-on, ceux-ci finissent par occuper la plus grande partie de la soirée, l’accessoire devenant, mal à propos, le principal, et le temps qu’il absorbe dépassé celui qui est consacré à la représentation de la pièce. Un soir, on a fait circuler les urnes, représentées par des.boîtes de bois blanc, dans les prin
cipaux théâtres de Paris, en priant les spectateurs de donner leur avis motivé sur le point en litige, au moyen d’un bulletin de vote.
On a voté avec enthousiasme ; le dépouillement s’est accompli avec une sérieuse régularité, et voilà la conclusion moyenne très sage, très raisonnée du vote, sorte d’arrêt du sens commun. Je le traduis ici dans son résumé d’ensemble, qui fut l’ex
pression d’un mouvement d’opinion publique : « Nous n’allons pas au théâtre pour contempler le rideau d’avant-scène, a répondu une immense majorité, presque l’unanimité des votants, si nous payons, c’est pour voir la comédie, et nous voudrions bien qu’on nous en donnât pour notre argent. Il nous faut un spectacle suffisant pour remplir notre soirée, et surtout l’occuper agréablement. Nous ne voulons plus de ces entr’actes inter
minables qui interrompent le mouvement de la pièce, nous fatiguent et nous ennuient. 11 faut que les plus longs ne dépas
sent pas dix minutes, c’est assez, encore faut-il que ceux-là soient d’exception,—il aurait pu ajouter, le bon public : en Allemagne, jamais un entr acte ne dépasse dix minutes; puisque cela suffit là-bas, pour faire tous changements, pourquoi cela ne suffirait-il pas ici ? — le spectacle ne doit commencer ni trop tard ni trop tôt. Qu’on nous laisse simplement le temps de dîner et que le rideau se lève d’assez bonne heure pour que nous n’ayons pas trop à attendre entre la fin de notre repas et le commencement de notre spectacle. La bonne moyenne nous paraît être 8 heures 1/2. Il faudrait finir la représentation
un peu avant minuit; minuit moins 1/4 serait l’idéal. 11 faut songer à 1’ « heure sainte » du métro, des tramways et des om
nibus. Nous nous appelons la foule, et il en est parmi nous qui ne possèdent pas d’automobile, pas meme de modeste coupé attelé d’un cheval. De 8 heures 1/2 à minuit moins 1/4, c’est un effectif de 3 heures 1/4 de représentation. C’est bien assez, à la condition de les remplir le mieux possible et de ne pas employer les heures en entr’actes. Si votre pièce ne suffit pas pour occuper le temps, doublez-la du supplément d’autres pièces en un acte, ces pièces charmantes, tropmépiisées aujourd’hui, qui, pendant bien des années, firent la mode et la fortune du théâtre. Mais que ces pièces aient de la valeur, qu’elles soient bonnes et surtout bien jouées, montées avec autant de recherche et d’aussi bonnes distributions que vos
grandes pièces. Et surtout plus de ces hideux levers de rideau, sacrifiés d’avance, qui nous font horreur et sont un défi au sens commun... »
Voilà, à peu près, en quels termes s’exprima le plébiscite. Je puis vous l’affirmer, j’assistais au dépouillement, qui fut très curieux, plein d’enseignements, bourré d’aperçus suggestifs. Je crois que c’est l’expression de l’opinion moyenne de cette foule d’où s’extrait ce qu’on appelle le « public ». La sagesse a parlé par sa bouche, et les directeurs auraient bien tort de ne pas tenir compte de ces sages avis, de ces vœux formulés avec la modération du sens commun.
En ce moment se discute une autre question, celle de la création d’un « Théâtre populaire ». La question n’est pas nouvelle, je la crois plutôt périodique; elle revient volontiers à époque fixe.
A l’heure où nous écrivons cette chronique, les journaux font enquête sur enquête, soi-disant pour élucider la question, tandis que dans le monde officiel, où l’on aime bien à « avoir l’air d’avoir l’air », il y a déjà des commissions et des sous-com
missions qui ergotent à ce propos. Je crains bien que ça ne soit dans le vide. Tout le monde a dans sa poche un projet plus ou moins réalisable, et préconise une solution plus ou moins pra
tique. Mon opinion personnelle est que tout cela est stérile et qu’on va dépenser, en pure perte, beaucoup de paroles et sécher beaucoup d’encre sans arriver à rien. Et cela par une raison bien simple : l’initiative individuelle ne sera jamais assez riche, assez volontaire et assez puissante pour fonder le théâtre en question. Il faudra l’intervention de quelqu’un de ces milliardaires qui jettent à pleines mains les millions dans le gouffre, en souriant et sans compter, parce que tel est leur bon plaisir. Ce phé
nomène, qui croît de l’autre côté de l’eau, en Amérique, est inconnu chez nous, où il n a pas encore trouvé son terrain de culture. Reste l’intervention de l’État et la création d’un Théâtre populaire d’État. Celle-ci serait, à coup sûr, fâcheuse. L’«État
en général, 1’ « État français » en particulier, êst un mauvais administrateur, et vous pourriez être sûr que le « Théâtre popu
laire d’État » serait une triste boutique. D’abord, on y jouerait libéralement les tragédies des sénateurs et les mélodrames des députés, auxquels le suffrage universel, qui confère tous les mérites et tous les talents, aurait sans aucun doute conféré 1’ « influence secrète », et ça serait du « propre » cette littéra
ture parlementaire, plus nombreuse que vous ne le supposez. 11 y a bien des anguilles sous la roche du Luxembourg et sous celle du quai d Orsay. Et cela étant, vous verriez ce que rapidement deviendrait le fameux Théâtre populaire projeté.
D’ailleurs, entre nous, qui donc réclame la création d’un Théâtre populaire? Pourquoi cette concurrence nouvelle aux théâtres d’exploitation libre, qui déjà ont du mal à vivre ? Je crois que la solution pratique de la question du Théâtre dit populaire est bien plus facile à imaginer qu’on ne suppose, et qu’on pourrait la trouver pratiquement dans l’abaissement du prix des « petites places » dans les théâtres, combiné avec une amélioration matérielle de celles-ci. On comprend très bien la répugnance qu’éprouve le « petit public » à s’entasser dans cet égrugeoir qu’on appelle les troisièmes galeries, où il est affreuse
ment mal et exposéàtous les dangers. Qu’on les remplace par de larges amphithéâtres, avec des stalles amples où l’on sera bien assis, et qu’on mette ces places à un prix des plus modérés, et vous aurez ainsi, tout logiquement, la question du Théâtre populaire résolue, et résolue d’autant mieux que le petit public, auquel on veut, avec raison, donner une satisfaction légitime, pourra choisir son spectacle et aller où bon lui semble, si les divers théâtres ont la bonne idée de faire l’utile réforme en question.
Ayons le courage d’avouer que le « Théâtre populaire d’État » n’est qu’un simple bluff, et j’affirme qu’il coulera pas mal d’eau sous le Pont-Neuf avant qu’il soit question, sérieusement, de sa mise en œuvre. Je ne vois pas bien l’État, qui ne peut jamais
arriver à « boucler» son budget, dépensant des millions pour construire un théâtre.
FÉLIX DUQUESNEL.