LA QUINZAINE THÉATRALE
Le Théâtre-Français a repris, ou plutôt « remis au répertoire», le Demi-Monde, d’Alexandre Dumas, qui n’avait pas été joué depuis cinq ou six ans, c’est-à-dire depuis que Worms avait pris sa retraite. Le Demi-Monde est la troisième pièce de Dumas, et il semblequffl yaitconsacré une plus grande somme de travail qu’aux deux précédentes. Il avait écrit la Dame aux Camélias en vingt-cinq jours — c’était œuvre de jeunesse, conçue et exécutée dans la fièvre de la vingtième année ; — Diane de Lys, pièce intéressante mais incomplète, lui avait pris six semaines de son temps. Il est vrai que ces deux pièces avaient un roman préalable pour point, de départ; il mit une année à écrire le Demi-Monde. La première représentation date du 20 mars
1855. La pièce qui parut alors très hardie, très osée, fut qualifiée de chef-d’œuvre par les arbitres de l’époque.
L’auteur avait non seulement écrit une œuvre intéressante, mais il avait créé un mot pour exprimer l’existence d’une société intermédiaire, qui se plaçait entre le vrai « monde » et le « monde de la galanterie », catégorie de demi-nuance que fort ingénieuse
ment il qualifia de demi-monde. Ce mot a reçu aujourd’hui ses lettres de grande naturalisation. Il s’est consacré par le consen
tement unanime, et entrera certainement dans le dictionnaire... le jour où aura disparu, ou à peu près, dans la confusion générale des « classes », la variété d’histoire naturelle sociale qu’il sert à désigner plus particulièrement.
La pièce destinée, jadis, à la Comédie-Française, bifurqua vers le Gymnase. Après trente ans, elle est revenue au domicile d’origine, où elle a paru absolument inoffensive, presque naïve, et le diable s’étant fait ermite, par l’action du temps, est entré, comme chez lui, dans le répertoire classique. Ce qui reste aujour
d’hui du Demi-Monde, c’est simplement une pièce bien faite, intéressante, qui a pris sa patine d’époque, agrémentée de beau
coup d’esprit, d’un esprit qu’il faut accepter comme étant celui du milieu du siècle dernier, pour trouver qu’il n’a pas trop vieilli. C’est encore bien, qu’après cinquante ans, on trouve là mieux qu’une ruine.
L’intérêt de cette reprise était surtout dans les parties nouvelles de l’interprétation : Le Bargy jouait, pour la première fois, le rôle complexe d’Olivier de Jalin. Sa manière se rapproche volontiers de celle de Dupuy, qui créa le personnage et le tint pendant bien des années. Mademoiselle Cécile Sorel faisait une sorte de début dans le répertoire moderne, par le rôle de la baronne d’Ange, l’un des plus difficiles qu’il y ait au théâtre. Elle y a été, d’abord, très élégante et admirablement habillée, ce qui, pour le personnage, est une première condition d’exécution; puis elle a détaillé le caractère avec un certain savoir-faire, en son tour astucieux et félin, avec ses retours de colère, ses réveils
d’orgueil outragé, donnant ainsi la preuve d’un progrès d’autant plus réel que la comédienne n’était pas aidée, dans l’espèce, par les traditions du répertoire classique.
Aux Variétés s’est accomplie la résurrection de l’opérette, avec la reprise de deux succès fameux du répertoire musical des « Petits Maîtres », Barbe-Bleue, de Jacques Offenbach, l’opérette-bouffe dont le burlesque de parade confine à la folie, et la Fille de Madame Angot, Yopéreuc fine et délicate de Ch. Lecocq, qui voisine l’opéra-comique si étroitement qu’on peut les confondre. Ces deux opérettes ont retrouvé un solide regain de succès.
Pour Barbe-Bleue, il semble que l’effet se soit déplacé, et ait passé surtout du côté comique, grâce à trois interprètes d’une merveilleuse fantaisie : Baron, Prince et Mademoiselle Eve Lavallière. Baron est un roi Bobèche incomparable, d’un comique à outrance. Il a trouvé, dans ce personnage épique, une des plus étonnantes créations de sa carrière. Qui n’a pas vu Baron grave, comme un âne qu’on étrille, pince-sans-rire, philosophe, sceptique et bon enfant, paternel avec sa cour qui s’ « incline » pro
tocolairement, entre temps, s’ « engueulant » avec la reine son épouse, cette bonne Clémentine, échangeant ensuite quelques aperçus politiques avec le comte Oscar..., qui ne l’a pas vu, dis-je, n’a rien vu ! Quant à Eve Lavallière, spirituelle et charmante, elle est exquise de gaieté, maîtresse absolue de son public, dans un genre qui est à elle et où elle est sans rivale.
Le succès a été moindre pour la reprise de la Fille de Madame Angot que pour celle de Barbe-Bleue, parce que cette opérette de Ch. Lecocq est plus connue de la génération actuelle que celle de Jacques Offenbach, qui n’a pas été représentée depuis bien des années. A propos de la Fille de Madame Angot, on a rappelé que ce chef-d’œuvre, car c’en est un, fut joué, presque par hasard, pour l’amour de Dieu, et qu’on y comptait si peu que Cantin, le directeur des Folies-Dramatiques, montait, en même temps que cette pièce, celle qui devait lui succéder. Comme a dit le poète latin, ou « à peu près » : les opérettes ont leurs destinées!
J’ai encore à vous parler de bien des choses, car la quinzaine fut fertile. J’ai si peu de place que je ne puis, à mon grand regret, le faire qu’à la course. On resserre tellement ces articles, qui sont cependant l’histoire, au jour le jour, du théâtre,
qu’ils prennent des attitudes de sommaire. Donc, à signaler d abord, au Théâtre Antoine, un « spectacle coupé » très curieux, qui réalise de belles recettes. Celui-ci se compose de deux pièces exotiques : Main de Singe, qui vient d’Angleterre, un conte dramatique, sombre comme de l’Edgar Poë, rapidement conté et d’émotion poignante, qui vous prend aux entrailles; c’est signé Parker et Jacobs, et adapté par Robert Nunès ; et Disci
pline, qui vient d’Allemagne, pièce de mœurs militaires, admirablement faite, d une grande simplicité, mais curieuse par la spécialité de ses mœurs et le beau coup de burin de scs carac
tères. Cela se passe à la caserne, entre officiers de uhlans, sans un seul rôle féminin, et, cependant, l’intérêt ne languit pas une minute. Discipline a été, pour Signoret, l’occasion d’une création d’un caractère particulier, qui place ce comédien au premier rang
Cette figure du colonel de Ruch, vieil officier de cour, qui a fait toutes ses campagnes dans les antichambres du palais, aristo
crate, nerveux, cassant, tyrannique, irritable, avec ses airs d’im
pertinence bienveillante, est dessiné de main d’ouvrier; l’artiste en double le relief par son interprétation à fleur de coin.
Ces deux pièces exotiques s’accompagnent d’un petit acte de fantaisie réaliste, l Asile de Nuit, de Max Maurey, un artiste en l’art de peindre ces petits tableaux de genre, où il sème généreusement i’esprit de situation.
Le succès de ce spectacle me donne la vanité d’un succès personnel, car il vient à l’appui de la thèse que j’ai déjà souvent soutenue ici, à savoir que le public n’est pas aussi affamé qu’on
veut bien le dire des pièces longues et fatigantes qui tiennent toute une soirée, et sont souvent plus vides qu’elles n’en ont l’air, parce qu’on les a étirées en plus d’actes qu’elles ne comportent, par une considération qui n’est pas toujours celle du désintéressement des auteurs.
Aux Bouffes-Parisiens, où la direction a changé de titulaire, on a joué une pièce posthume d’Emile Veyrin, l’Embarquement
pour Cythère, comédie en quatre actes, en vers, qui n’est pas indifférente. C’est une œuvre de virtuosité délicate, écrite en vers ingénieux, riches de pensées et de forme, qui eût fait figure plus qu’honorable à la Comédie-Française. Elle semble un peu dépaysée aux Bouffes, où on attend toujours la musique, par « habitude » prise. Celle de la poésie suffira-t-elle, et cette œuvre, qui s’adresse à 1’ « élite » lettrée, trouvera-t-elle son public? Autant de questions que la critique doit se poser et que l’avenir résoudra.
A l’Odéon, on a joué la Déserteuse, une pièce en quatre actes de MM. Brieux et A. Sigaux, la première, parait-il, d’une série de trois pièces sur sujet analogue, les deux autres devant être prochainement représentées sur les scènes du Vaudeville et du Gymnase. Ce fut, à proprement parler, une course au clocher dramatique, où l’Odéon arriva bon premier. « Il y a des sujets de pièce qui, à certain moment, sont dans l’air, — a dit Emile Augier, — elles y voltigent comme des papillons ; beaucoup étendent la main et les attrapent..., le succès sera au plus agile ! » Il est vrai que, de son côté, Dumas disait : « Un sujet de pièce, ça ne compte pas, tout le monde en trouve. Ce qui compte, c’est 1’ « exécution », parce que 1’ « exécution », c’est tout personnel et ça n’est pas à la portée de tout le monde ! »
FÉLIX DUQUESNEL.