Reprenons maintenant la revue bimensuelle des pièces représentées dans cette quinzaine, en suivant, comme d’habi
tude, l’ordre chronologique. A l’Ambigu, nous trouvons la
Conquête de l’air, pièce en quatre actes de M M. Camille Audigier et Paul Géry, qui n’a fait que paraître et disparaître. Cette histoire des Ballons, où l’on nous racontait les déboires d’un inventeur, a semblé trop indigeste à l’estomac du public du bou
levard Saint-Martin, altéré d’incidents plus dramatiques et plus variés. Aux Bouffes-Parisiens on a fait, pour cette fois, infidélité aux poètes avec une comédie - vaudeville en trois actes, de M. Georges Berr, les Merlereau, qui a eu du succès, succès mérité par des détails heureux, une action amusante, des carac
tères bien tracés, et, par-dessus tout, de l’esprit, de la verve et de la jeunesse. Les Merlereau, c’est l’histoire d’un père de famille qui, ayant un fils sévère, laborieux et trop absorbé par l’étude,
l’expédie à Paris pour « y jeter sa gourme ». Puis, pour s’assurer des progrès que son fils a accomplis dans la fête parisienne, sous la direction du vieux marcheur Gourganson, il fait lui-même le voyage, et le résultat ne se fait pas attendre, imprévu, mais logique. Le fils est resté ce qu’il était, studieux et calme, absorbé par son travail, et c’est le père Merlereau qui cascade et fait la fête, ce qui pourrait amener les plus sérieuses catastrophes conjugales si le fils, Pascal Merlereau, ne venait « sauver la face pater
nelle », en prenant à son compte, les frasques de l’auteur de ses jours. Voilà le bilan de cette nouvelle pièce, où les rôles de Merlereau père et fils sont bien joués par Huguenetet Brûlé, en représen
tations sur le théâtre de la rue Monsigny : un très bon premier acte d’exposition ; un second moindre, un peu vague, un peu tourmenté, une fête de nuit, où les invités se battent les flancs; un troisième, tout à fait charmant, dont le comique confine à l’émotion.
Aux Variétés, nous avons eu une première importante, celle de la Petite Bohème, la seconde opérette nouvelle représentée sur la scène du boulevard Montmartre, depuis sa transfor
mation en Théâtre de l’Opérette française. La Petite Bohème
est le début, dans le « genre », d’un jeune compositeur déjà très connu, M. Henri Hirschmann, qui, sur le libretto de Paul Ferrier, a brodé une partition non sans valeur, une des meilleures peut-être que nous ayons entendues, depuis longtemps, dans le genre bouffe. L’orchestration en est jolie, pitto
resque, colorée, d’une bonne habileté de main; on y sent le savoir-faire d’un maître ouvrier. Les mélodies y abondent et se renouvellent avec une grande facilité, qui n’exclut pas la verve.
Peut-être, cependant, reprocherais-je à cette facilité de se perdre quelquefois en motifs un peu communs et de se contenter à trop bon marché. Si je m’exprime ainsi,, c’est parce qu’il me parait que l’auteur a trop de talent pour ne pouvoir pas supporter un peu de vérité, dans la critique. Le livret de Paul Ferrier nous donne une version nouvelle, et comme une variante de la « Vie de Bohème » de Murger. C’est là qu’il a pris tous ses person


nages, qu’il fait évoluer à sa manière. Nous retrouvons Rodolphe, Marcel, le pittoresque Schaunard, de joyeuse mémoire, et Col


line, le philosophe Colline, celui qui, le mieux, discute le moi et le non-moi, qui a un appétit de ver solitaire, et raisonne de omni re, comme son copain Aristote; sans compter Barbemuche, le digne professeur de droit, ambitieux d’être admis dans le cénacle.
Puis voici, du côté féminin, Musette, la volage Musette, celle qui va et vient, mais revient toujours à Marcel, parce que, dans sa chan
son d’amour, c’est Marcel qui est le refrain; enfin Mimi, morte chez Murger, qui ressuscite ici pour les besoins du vaudeville. Ce fut grande joie pour nous tous, ceux qui ont dépassé la cinquantaine, de revoir ces fantoches, amis de notre jeunesse, mais nous avons pu constater qu’ils sont bien ignorés de la génération présente, à qui ils ont paru quelque peu fossiles. Aujour
d’hui, le « quartier », ressemble à tous les autres. Le boulevard Saint-Michel, le boulevard Saint-Germain, la rue Monge, la rue des Ecoles, la rue Gay-Lussac, la rue Claude-Bernard, et tant d’autres, ont tracé de larges sillons à travers la ruche. Les abeilles se sont dispersées, il y en a même qui se sont envolées jusque sur les hauteurs de Montmartre.
On ne s’imagine guère, à présent que tout s’est transformé, et que les mœurs sont devenues si différentes, la première entrevue de Théodore Barrière avec Henri Murger, où fut décidée la collaboration des deux futurs amis, pour la perpétration de leur
comédie-drame, la Vie de Bohème, recueillie depuis quelques années, à la Comédie-Française, et créée en 1849, sur cette même scène des Variétés. Cela se passa rue Grégoire-de-Tours, — une rue fort entamée par les tracés nouveaux, sinon détruite.
— Murger habitait, alors, au sixième, une manière de mansarde. Il était environ onze heures quand Barrière pénétra dans l’antre. Il trouva Henri Murger au lit.
« Etes-vous malade et suis-je indiscret ? — dit-il timidement. — Je me porte très bien, au contraire, — fit Murger, — mais voilà : je n’ai qu’une culotte, comme Epaminondas n’avait qu’une tunique, et je l’ai confiée, pour y faire remettre un fond, à mon concierge, qui est tailleur... Alors, vous comprenez, impossible de sortir... La police est si peu indulgente!!
— Avez-vous déjeuné ? — Oui... hier.
— Voulez-vous que nous déjeunions ensemble, nous causerons de la pièce ?
— Volontiers, mais c’est que je n’ai pas d’argenterie...
— Qu’à cela ne tienne... — répliqua Barrière, qui sortit de son gousset une pièce de cent sols tentatrice, incrustée entre son pouce et son index, — que diriez-vous de deux côtelettes de porc avec une sauce aux cornichons ? — Ce serait parfait ! »
On appela la concierge, au moyen d’une tuile arrachée à la toiture et jetée à travers la cage de l’escalier. C’était le procédé habituel pour le sonner et, une demi-heure après, on déjeunait de bon appétit, en causant de la « pièce ».
Ce qui eût pu faire le charme de l’opérette des Variétés a été, précisément, ce qui lui fut nuisible. Le public contemporain ne connaît plus guère ces figures, populaires autrefois.
L’interprétation de la Petite Bohème est bonne dans son ensemble, avec quelques vedettes prenant relief sur le fond. Paul Fugère, qui débutait au boulevard Montmartre, a composé un amusant Barbemuche, aux mines effarées, aux expressions singu
lières, accentuées du regard vairon de ses yeux en boules de loto; Claudius a la maigreur nécessaire pour représenter Colline; et Prince est tout à fait cocasse dans le personnage du jeune vicomte de la Bretèche. Mademoiselle J. Saulier est une séduisante Musette; quant à Eve Lavallière, c’est la comédienne la plus originale, la plus parfaite et la plus accomplie du théâtre de genre.
Au Palais-Royal, changement d’affiche, avec le Chopin, trois actes de Kéroul et Barré, trois actes dressés en liberté, en pleine liberté, celle-ci sans limites, avec le lit obligatoire du deuxième acte et les déshabillages nécessaires.
Aux Nouveautés, après avoir accompli le cycle triomphant des cent représentations, devenues bien rares aujourd’hui, la Gueule du Loup a cédé la place au Gigolo, vaudeville en trois actes, orné d’une signature nouvelle, celle de Miguel Zamacoïs, dont c’est le début dans la pièce en plusieurs actes, car il a déjà singulièrement réussi en des pièces en un acte, parmi lesquelles on peut citer au Bout du fil, une comédie jouée, avec grand succès, aux Capucines, et Bohémos, une exquise et spirituelle fantaisie envers jouée au Théâtre Sarah-Bernhardt. Le Gigolo a parfaitement réussi aux Nouveautés. C’est du bon vaudeville, troussé de main alerte, orné d’un dialogue spirituel, émaillé de mots et de trouvailles.
Nous allons avoir, au Vaudeville, un prochain spectacle des plus intéressants, qui va succéder à la Petite Peste, c’est la mise au théâtre de la Retraite, un drame d’outre-Rhin, qui est cer
tainement le plus grand succès qu’ait connu l’Allemagne à ce jour. Représentée à Berlin, au Lessing-Theater, pour la première fois, le 29 octobre 1903, la Retraite a eu, rien que dans l’empire d’Allemagne, une série de quatorze cent quatre-vingts représen
tations en moins d’une année. Transportée à l’étranger, en Autriche, en Russie, voire en Amérique, le succès du drame de Franz Beyerlein n’a pas été moindre.
Nous serons les derniers servis en France, comme cela arrive le plus souvent. Mais ce ne sera pas mince curiosité pour nous, que ce drame très puissant, paraît-il, et de grande émotion, qui
s’agite dans un milieu militaire, avec la couleur pittoresque des divers uniformes allemands. C’est la première fois qu’il nous aura été donné d’assister à pareil spectacle, dont Discipline, au Théâtre Antoine, nous a donné l’avant-goût.
FÉLIX DUQUESNEL.