La Quinzaine Théâtrale


JE trouve, en cette quinzaine, deux manifestations théâtrales des plus intéressantes : Angelo, le drame de Victor Hugo, au Théâtre Sarah- Bernhardt, et la Retraite, le drame de Franz- Adam Beyerlein, au Théâtre du Vaudeville.
Madame Sarah Bernhardt a eu une très belle inspiration en remettant Angelo à la scène. Le drame de Victor Hugo, au moins sous la forme d’interprétation théâtrale, est nouveau pour les dernières générations, car il n’a pas été joué depuis i85o,
époque à laquelle il fut repris, à la Comédie-Française, par Rachel, qui avait exprimé le désir de jouer le rôle de la Tisbé. La pièce, créée en 1835, avec Mesdames Mars et Dorval, n’a eu que cette seule reprise de i85o. La raison de cette abstention d’un demi-siècle de plus, pour Angelo, alors que les autres œuvres du théâtre de Victor Hugo font répertoire, c’est que ce drame com
pliqué, amphigourique, est comme une expression suraiguë de la forme romantique. C’est peut-être bien, d’ailleurs, ce qui, pour nous, le rend encore plus curieux et plus intéressant. Mais on en redoutait les excentricités mélodramatiques, le suranné de la forme. On craignait le sourire, à certaines phrases du dialogue soulignées à l’avance, par une ironique tradition. La représenta
tion du Théâtre Sarah-Bernhardt a donné tort à ces mesquines appréhensions. Le temps a imposé sa patine au drame, qui, dès lors, a pris couleur archaïque et n’a plus été qu’un exemple pittoresque de la poétique d’une époque. Le public d’aujourd’hui, plus libéral, mieux armé contre la « blague » et les plai
santeries toutes faites, trop faciles, d’ailleurs, a eu sensation de la reconstitution d’un théâtre d’époque et a accepté ce drame puissant, sombre, douloureux, où se retrouve parfois l’empreinte de la griffe du Maître.
Nous n’avons à faire, ici, ni l’analyse ni la critique de ce grand mélodrame littéraire, dont le principal défaut est d’avoir été écrit en prose. Il n’est, en son action, ni plus invraisemblable,
ni plus fantaisiste que Hernani ou Rirg Blas, mais ceux-ci sont protégés par la parure de la poésie, qui fait défaut à Angelo, et enveloppés dans le charme souverain d’une forme admirable.
Le grand intérêt de cette reprise, c’était surtout l’interprétation du rôle de Tisbé, qui, jusqu’à ce jour, bien que créé et repris par deux des plus célèbres comédiennes du siècle dernier,
n’a jamais été complète. Il semble que ce personnage ait comporté deux tempéraments divers, qu’on ne trouve pas souvent réunis en une même artiste. Mademoiselle Mars, qui l’a créé en i835, était surtout comédienne de « comédie ». Charmante de séduction au premier acte, elle défaillait, paraît-il, dans la partie dra
matique, où elle était insuffisante. A l’inverse, Rachel, surtout artiste de tragédie, était lourde et sans esprit dans la partie de comédie, et se rattrapait seulement dans le drame. Encore, ai-je ouï-dire qu’elle se rattrapait à peine, dépaysée par la « prose », un langage dont elle n’avait pas pris l’habitude dans le répertoire tragique. Madame Sarah Bernhardt a traduit, avec une égale maîtrise, les deux aspects du personnage, dont elle me parait être l’interprète rêvée. Très élégante, admirablement cos
tumée, elle a été spirituelle, moqueuse, caressante et ironique dans le premier acte, où elle a joué du terrible Podestat, comme un dompteur joue d’un tigre apprivoisé. Elle a été superbe dans la partie dramatique du rôle, où elle a trouvé des envolées hautaines, et des explosions de passion et de sensibilité touchante. L’intensité de son jeu a grandi d’acte en acte, si absolue, si sai
sissante, que Sarah est devenue tout le drame, à elle seule. Elle a tout absorbé, on n’a rien vu autour d’elle, et ce fut bien heureux, car mieux vaut fermer les yeux sur l’entourage !
Au Vaudeville, ainsi que nous l’avions annoncé dans notre dernière Quinzaine, nous avons eu la première représentation de la Retraite, la belle comédie-drame dont le succès n’a pas été moindre à Paris qu’à Berlin lorsque, le 29 octobre 1903, elle fut représentée au Lessing-Thcater. L’auteur de ce drame est un nouveau venu qui, du jour au lendemain, a décroché la célé
brité. C’est un Saxon, un jeune homme, puisque né en 1871, pendant la guerre. Il a fait ses études à Leipzig, études de droit et
de sciences historiques, puis, un beau jour, sans crier gare, il a débuté dans les lettres par un roman qui fit grand bruit, Iéna, ou Sedan ?, paru en 190t. Dans son roman, très documentaire, Beyerlein traçait un tableau minutieux de l’armée alle
mande, dont il analysait l’état d’âme pour en arriver à poser une délicate question nationale : « Qu’adviendrait-il de nous s’il y avait la guerre ? —- Notre armée est-elle en progrès depuis 1870 ? — Serait-ce Iéna, ou Sedan ? » Le roman eut de nombreuses éditions et fut traduit dans toutes les langues. Deux ans après, Franz-Adam Beyerlein débutait au théâtre par la comédiedrame la Retraite, où il témoignait de qualités tout à fait per
sonnelles. Le romancier lourd et méthodique se transformait soudain en auteur dramatique alerte, concis, habile de tour de main.
Le sujet de sa pièce est pris dans la lutte de castes, celle-ci plus vive encore, aujourd’hui, en Allemagne que chez nous, et, à ce point de vue, la Retraite a un certain côté social. Cette lutte y est présentée sous un aspect particulier qui la rend plus âpre, la discipline de fer des armées d’outre-Rhin arrêtant toute expansion à la liberté, et créant à l’égalité, une barrière infranchissable. Chez nous, et c’est là une de nos forces, entre l’offi
cier et le soldat il y a un lien d’humanité familiale, et cela tient à ce que le « rang » est une pépinière d’où peuvent sortir les officiers et sous-officiers. Il n’en est pas de même dans l’armée allemande, où le « rang » peut produire des sous-officiers, mais où il ne produit pas d’officiers, ceux-ci ne pouvant sortir que des écoles. Aussi, entre les divers gradés, y a-t-il une distance qui ne s’atténue pas, le sous-officier d’hier ne devant jamais devenir l’officier de demain. L’auteur dramatique s’est servi de cet anta
gonisme, et en a tiré le principal effet de son drame. Celui-ci, en effet, se passe uniquement entre soldats, et ce n’est pas une de ses moindres curiosités que la variété des uniformes et des
caractères. La Retraite ne fut pas du goût de tout le monde, et j’ai ouï-dire qu’on interdit aux officiers d’en suivre les représen
tations, interdiction qui ne fit que les exciter à mordre au fruit défendu. Il paraît même que le Kronprinz fut puni de quinze jours d’arrêts, pour avoir été vu au Lessing-Theater, un soir qu’on y jouait la pièce de Beyerlein.
Au Vaudeville, le succès fut considérable, devant un public impressionnable et sensitif. Rarement pareille émotion s’empara d’une salle aussi attentive, qui n’a voulu perdre ni un mot, ni une phrase. Je dois dire, d’ailleurs, que la pièce est montée avec le plus grand souci artistique de la vérité, et la mise en
scène conduite avec de grandes recherches, jusque dans ses moindres détails. Quant à l’interprétation, elle est de perfection absolue. Tous les rôles, du plus grand au plus petit, sont tenus par de vrais artistes, qui se sont si étroitement insinués dans la peau de leur personnage, qu’ils font corps avec lui, au point de donner l’illusion complète.
Le troisième acte, la séance du conseil de guerre, me paraît être le dernier mot du « réalisme » théâtral. Je le recommande aux amateurs de mise en scène : on n’a pas fait mieux ; et le second acte contient une des scènes les plus dramatiques qu’il y ait au théâtre. Cela aurait suffi pour assurer le succès, alors même que la pièce, drame poignant dans son ensemble, n’eût pas fourni les éléments d’une belle et mémorable soirée.
Il nous reste peu de place pour vous parler du nouveau spectacle du Théâtre Antoine, un peu spectacle d’attente, qui se compose d’une aimable comédie en trois actes, de Pierre Véber, l Amourette, l’étude de petites mœurs bourgeoises, décrites à la pointe d’une plume spirituelle et fine. C’est très amusant, et observé par un doux ironiste; et de deux petits actes, les Experts, un Daumier dramatique très réussi, sorte d’eau-f orte des mœurs basochiennes, et les Manigances, un marivaudage d’entresol.
Et aussi signaler la reprise, à l’Odéon, de Thérèse Raquin, un drame sinistre d’Émile Zola, tragédie familiale, épave du théâtre réaliste, qui déjà prend des aspects de « vieille lune ».
FÉLIX DUQUESNEL.