La Quinzaine Théâtrale


La dernière quinzaine de mai est une de celles où les théâtres se démènent, c’est la convul
sion qui précède le dernier soupir de l’année théâtrale. Je n’ai d’ailleurs rien de bien remarquable à signaler; il faut se contenter de la moyenne courante et tout au plus. La revue sera vite passée, et je suivrai, selon mon habitude, l’ordre chronologique.
Au théâtre Antoine, deux pièces d’un genre très différent ont fait la nouvelle affiche : la Race, comédie en trois actes, de M. Jean Thorel, une pièce assez intéressante, mais dont le postulat un peu compliqué rappelle celui des Fossiles, de M. François de Curel qui, après avoir eu grand succès chez Antoine, vinrent échouer piteusement à la Comédie-Française. Preuve nouvelle que, parfois, « ce qui est vérité en deçà, — comme l’a si bien dit Pascal, — devient erreur au delà ». L’action de la Race a pour point d’appui la continuation du nom, la reconstitution de la généalogie, et l’on nous y présente un certain marquis qui, plutôt que de laisser tomber le blason, le transmettra à un bâtard qui n’a pas dans les veines une goutte
lette de son sang : ce qui est, peut-être, se contenter à peu de frais. Le personnage de ce noble entiché de sa race, peint en couleurs violentes, est assez curieusement joué par le comédien Duquesne. — La seconde pièce, qui n’a que deux actes, porte pour titre, M. Lambert, marchand de tableaux; c’est une comédie de fin comique, signée Max Maurey — c’est-à-dire une oeuvre gaie, de belle humeur, comme l’auteur sait en écrire, lui qui compte à son actif de véritables petits chefs-d’œuvre en un genre qui lui appartient en propre.
A l’Odéon, sans interrompre les Ventres dorés, qui font encore de belles recettes et conduiront le second Théâtre- Français jusqu’à sa fermeture, on a joué une comédie nouvelle assez importante, la Variation, quatre actes de M. Pierre Soulaine, aimable comédie qui rappelle — de loin — Amants,
le chef-d’œuvre de Maurice Donnay. Variation est de tonalité un peu grise, mais avec un joli dialogue, des scènes bien faites, des caractères finement dessinés. Je vous dirai, pour votre gou
verne, que ce mot Variation, qui fait le titre de la pièce, est un terme de danse, qui, dans le style technique, s’applique à la fioriture variée, qu’une danseuse apporte à son thème initial. Ici, la « Variation », pour la danseuse Germaine Caplain, de mœurs presque sévères — elle n’a qu’un amant, le marquis de Précy-Boran, le protecteur au poil gris — consiste à congé
dier le marquis pour filer le parfait amour avec un aimable et bon jeune homme sans fortune. La liaison se dénoue par le mariage, et le mariage met les deux amoureux aux prises avec l’âpre combat de la vie — il y a de la Sapho dans l’aventure, et aussi de la Dame aux Camélias — comme on le voit, c’est une redite de l’éternelle histoire que nous connaissons, aiguë et cruelle. Après la séparation, s’opère le replâtrage du raccom
modement, ce qui, par parenthèse, n’est qu’un dénouement provisoire, car on sait trop bien que, dès le lendemain du « replâtrage », les difficultés vont renaître.
Aux Folies-Dramatiques avec les Millions de Zi^i, à l’Ambigu avec la reprise de Thomas Plumepatte, la scène est livrée aux singes. En voulez-vous ? il y en a partout. Le public m’a paru préférer les comédiens à deux pieds, à ces pseudo-quadrupèdes,
dont les gambades plutôt lugubres n’ont été le charme que d’un nombre de soirées très limité !
A la Porte-Saint-Martin, nous avons eu une pièce intéressante, au moins dans sa contexture, Rose Bern, drame-rural en cinq tableaux, de Gérard Hauptmann, traduit de l’allemand par Jean Thorel. Ici on a changé le titre réel de la pièce en celui un peu
vieillot de Pauvre Fille! La pièce de Hauptmann est une tragédie familière, qui, dans sa simplicité, rappelle les paysanneries de George Sand. Ce « coupage » de Claudie et de la Closerie des Genêts n’a plu qu’à demi au public du boulevard Saint-Martin, avide d’émotions plus fortes, et la pièce a disparu de l’affiche après cinq ou six représentations. Elle n’a pas été mal jouée par une troupe d inconnus, où je ne vois à recueillir que le nom de Jeanne Malvan, qui a tenu, avec un talent réel, le rôle d’une mère paralytique, où elle fut charmante d’émotion sincère.
Enfin le Vaudeville, pour finir sa saison, a fait une reprise assez heureuse des Demi-Vierges, la comédie de M. Marcel Pré
vost, un grand succès du Gymnase il y a une dizaine d’années. La pièce a pris un peu la patine du « déjà vu » et sa hardiesse d’antan s’est édulcorée aujourd’hui, elle s’est même un peu émoussée. Cependant il reste encore le charme du détail, l’esprit du dia
logue et d’amusantes silhouettes de jeunes filles modem style, plus ou moins débridées. C’est plus qu’il n’en a fallupour assurer le regain de quelques bonnes représentations.
Le comédien Vauthier, jadis un des rois de l’opérette, a pris sa retraite, et a donné sa représentation d’adieu, «celle qui sonne l’heure du départ ». Roqueplan avait un mot cruel pour quali
fier cette sorte de représentation, il l’appelait « la Messe de Charles-Quint ». On sait qu’au moment où le grand empereur d’Allemagne se retira au couvent de Saint-Just, il fit dire, lui vivant, la messe des Morts, qu’il entendit couché sous le drap mortuaire. .
Donc, Vauthier se retire après quarante-cinq ans de service actif... au théâtre. Il a traversé, en y séjournant plus ou moins d’années, les Folies-Dramatiques, l’Athénée, les Nouveautés, les Variétés, après avoir jadis — il n’avait pas quinze ans ! — débuté au Petit Lazari du boulevard du Temple. Ses créations se
comptent par centaines, et nous n’avons ni la place, ni le loisir nécessaires pour les rappeler, mais il laisse un souvenir ineffa
çable dans celles de « Mourzouk », de Girojlé-Girojla, et du « Muphti », du Bourgeois Gentilhomme, où il fut d’une origina
lité tout à fait personnelle. Il avait passé deux ans au Caire, et, avec sa facilité d’assimilation, avait combiné ces deux figures de caricature orientale, que ne sauraient oublier ceux qui lui en ont vu faire le dessin vivant.
Enfin, signalons qu’on a célébré en Allemagne le centenaire de la mort de Schiller, le tragique célèbre que, chez nos voisins, on appelle « le Grand Poète », et toutes les villes se sont mises en frais de cortèges, de pavoisements, d’hymnes, ce qui est l’ap
pareil coutumier des centenaires. Parmi celles qui se sont le plus distinguées, il faut citer la petite ville d’Iéna, dans le duché de Saxe-Weimar. Celle-ci avait des raisons particulières de célébrer la mémoire de Schiller : c’est à Iéna, — où le « Grand Poète »
occupait à l’université, une chaire de -professeur d’histoire, — qu’il écrivit ses drames les plus beaux, entre autres son chefd’œuvre, la trilogie de Wallenstein (le Camp, les Piccolomini,— la Mort de Wallenstein), et c’était justice de s’en souvenir. Iéna s’est donc mis en frais de guirlandes et de récitations. Son uni
versité, très célèbre en Allemagne, n’a pas voulu moins faire et, à cette occasion, a nommé docteur honoris causa (lisez honoraire) le grand-duc de Saxe-Meiningen.
Or, ne croyez pas que cette nomination ait été simple flagornerie... au contraire; jamais distinction honorifique ne fut mieux méritée. Le duc de Saxe-Meiningen a été, pendant de longues années, avec une générosité sans égale, aussi avec le zèle et l’érudition d’un véritable professionnel, l’organisateur des fameuses représentations de la troupe théâtrale des Meininger, qui fut une des plus grandes curiosités théâtrales du siècle