La Quinzaine Théâtrale
lui même à Estelle, dont les joues veloutées, comme pelure de pêche, sont douces à embrasser.
Mareschal frequente donc chez les Lecardon, où il prend des habitudes, sans dépasser les bornes préliminaires. Madame Mareschal, mise au courant de l’intrigue, fait irruption chez les Lecardon, et persuadée qu’il « n’y a rien eu, » contracte alliance défensive avec Madame Lecardon mère. Estelle usera de son pouvoir nouveau-né sur l’esprit du député pour obtenir de lui qu’il consente à mettre le maroquin sous son bras, et, préalable
ment, qu’il prépare le fameux discours-ministre, qui doit décider du « remaniement ». Mareschal résiste d’abord, malgré les prières d’Estelle, lortifiécs de quelques gentillesses, il se dérobe, s’excuse, il n’a pas sous la main les documents nécessaires. Il fouille au hasard dans la bibliothèque de la comédienne, et, tout étonné, y trouve les livres techniques, brochures, procès-verbaux, rapports... que Germaine y a introduits à dessein. Donc plus d’ex
cuse, il sera ministre, il fera tout ce que voudra Estelle... tant et si bien que tous deux, bras dessus, bras dessous prennent la ciel des champs et s’embarquent... pour Cythère.
Mais, juste retour des choses d’ici bas, lorsque Mareschal rentre au logis, Germaine, qui sait à quoi s’en tenir, lui prépare un accueil auquel il ne s’attendait guère. Elle a fait volte-face, c’est elle aujourd’hui qui refuse le ministère : « Ah! il veut être minis
tre, dit-elle, pour plaire à cette petite grue! Eh bien! cela ne sera pas. C’est fini, bien fini, le ministère! » Et alors elle met tout en
œuvre pour empêcher notre homme d’aller à la Chambre, où il est attendu par le président du Conseil, Le Passoir-Grosjean, pour le fameux discours. Il n’y peut aller, en effet, faute de vêtements à se mettre sur le corps, et d’un chapeau à poser sur sa tctc. Germaine a pris ses précautions en conséquence. Elle pardon
nera l’équipée Lecardon , à la condition que la combinaison ministérielle se fera sans Mareschal, qui rentrera, humble et l’oreille basse, au bercail conjugal.
Le Maroquin est bien joué, surtout par Raimond et Ch. Lamy; le premier est excellent, d’autant meilleur que son rôle est de « comédie » et que Raimond est à coup sûr un comédien très supérieur aux grosses besognes de bas-comique, qu’il accomplit d’ordinaire. Quant à Ch. Lamy, il est de pittoresque réussi dans l’oncle Bachorelle, le second mari qui pleure, en duo, avec la veuve remariée, jusqu’au moment où il découvre, de sa main vengeresse, le pot aux roses, où il n’y a que des épines. Le personnage est amusant, le comédien en double l’effet.
M. Maurice Bernhardt a tiré un drame, en cinq actes et onze tableaux, du roman de Sienkewicz, Par le fer et par le feu. Il est dru, copieux, diffus et poilu ce roman, continuel récit de batailles, massacres, i neendies, pendaisons, entre person nages qu’on ne discerne guère, Kozaks, Polonais, Tatars, Zaporogues, Lithua
niens, qui ont bien l’air de gens qui ne savent guère ce qu’ils veulent, d où ils viennent et où ils vont. Du milieu de cette con
fusion sanglante, émergent quelques récits pittoresques, à la Tolstoï, quelques descriptions de combats qui rappellent la Jérusalem délivrée, avec des sensations de vie intense et de vigueur peu commune. L’œuvre n’est pas banale, mais elle est longue, surabondante, de digestion laborieuse, elle engendre bien vite la satiété, parce que les mêmes incidents s’y répètent sans cesse. Dans le fatras du volume, on discerne une sorte d’idylle tourmentée, un roman d’amour, qui s’y développe à bâtons rompus, et se
retrouve à travers les méandres du detail. C’est dans l’odyssée compliquée de mille dangers de la princesse Hélène aimée à la fois de l’héroïque Jean Krétuski, aide de camp du duc Yaréma, et du sauvage hetman Kozak Bohun, que l’auteur dramatique a découpé son drame, qu’il a resserré comme il a pu.
Il a fait d’autant mieux, qu’à côté de ce leit-motiv, et de ces trois principaux personnages évoluent quelques figures pittores
ques pouvant aisément faire des personnages de théâtre. C’est, parmi ceux-ci, le géant naïf, fort comme Hercule, et d’un indomptable courage, Longinus, qui promène à travers le monde la terrible épée à deux mains de ses ancêtres, avec laquelle il doit d’un
Le Châtelet a joué sa pièce nouvelle, je dis « sa pièce nouvelle » , parce qu’au Châtelet, on ne joue guère qu’une pièce nouvelle chaque année. Celle-ci s’appelle Monsieur Polichinelle, mais, contrairement à ce que pouvait nous faire espérer son titre, c’est un drame sombre, façon Michel Strogoff, avec quelques personnages accessoires chargés de la partie comique, qui ne l’est qu’à demi. Le « clou », il y a toujours un clou dans les pièces du Châtelet, c’est un panorama curieux des courses d’Epsom, avec ses tribunes remplies de monde, son personnel grouillant et bigarré, ses bookmakers, et surtout ses jockeys, en pleine course, au vrai galop, sur de vrais chevaux, suivis des hourras d’une foule impatiente et fiévreuse. On y voit aussi le
prince de Galles, dans sa daumont précédée des piqueurs, menée par des jockeys galonnés, avec la veste rouge traditionnelle. Tout est bien réglé, et donne une curieuse impression de réalité. Il faudra, d’ailleurs, que la course d’Epsom suffise, à elle seule, pour faire le succès de la pièce. Celle-ci n’est pas ennuyeuse, assurément, mais elle est trop « bourrée ». Il y a là « trop de
pièce » pour le Châtelet qui demande des faits plus clairs, plus sommaires, moins compliqués. Monsieur Polichinelle est suffi
samment joué par Fugère et Pougaud, deux excellents comiques, à l’ordinaire, qui, dans la circonstance, n’ont guère l’occasion
de déployer leur verve, et par Jean Daragon dont la voix de Stentor porte au fin fond de la salle. Du côté féminin, je vois à signaler : Mademoiselle Léonie Dallet, qui joue spirituellement, mais dont l’esprit ne dépasse pas la rampe, et dont la voix aiguë vous perce les oreilles, et Mademoiselle Maud Amy, fine, élé
gante, aimable comédienne de comédie égarée dans cette grande halle populaire.
Le Palais-Royal nous a donné le régal d’une comédie, qui sort un peu du genre habituel de ce théâtre à grosse farce. Le
Maroquin est une aventure pseudo-politique, agréablement contée, qui fourmille de détails bien observés. Les caractères sont mieux dessinés que dans la coutume du Palais-Royal, où, d’ordinaire, le crayon est taillé plus gros. Mais il faut convenir que la comédie de M. Berr de Turique n’est guèrd1 à sa place en ce théâtre, dont la clientèle ordinaire réclame des mets plus sévèrement poivrés.
Je crains que l’aventure du député Lucien Mareschal, l’homme à l’éloquence facile, dont la parole coule comme d’un robinet, ne semble trop peu compliquée. Mareschal est le ministrable recherché dans toutes les combinaisons,- mais il est aussi celui
qui ne veut pas être ministre, parce qu’il aime la paix et le calme, et que le titre d’Excellence entraîne bien des tracas. Le malheur est que sa femme, Germaine, ne partage pas ses idées de modestie. Elle rêve ministère, réceptions officielles, et voit par les yeux d’imagination, passer le coupé officiel, que conduit le cocher correct, cocarde tricolore. Mais comment vaincre l’apathie de son mari, qui semble irréductible? Sa tante, la bonne Madame Ba
chorelle, lui donne quelques conseils pratiques pour dompter l’obstination conjugale : la scène violente, avec bris de porce
laine, ou bien l’application intime de la Constitution républicaine, avec ses deux chambres... à coucher, rien n’y fait : Mareschal gémit et se désole, sans céder, et se refuse absolument à la confection du discours qui doit lui ouvrir les portes de la combinaison, et le bombarder Ministre.
Cependant, le bruit de son arrivée prochaine aux Beaux- Arts court Paris, ce qui vaut à notre homme la visite de Madame Lecardon mère, et ensuite de sa fille Estelle, une jeune cahotine qui
joue les « pannes » au Vaudeville, et voudrait bien passer d’emblée à la Comédie-Française. Une lettre de recommandation du ministre de demain, à l’administrateur général, aurait grande influence. Mareschal se laisse enjôler, la petite est séduisante, c’est la pomme verte qu’aiment à croquer les mâchoires qui voisinent la cin
quantaine. M. le député écrira donc la lettre; mais, comme il a besoin d’en combiner la rédaction à tête reposée, il la portera