seul coup abattre trois têtes de mécréants, pour se relever du vœu de chasteté, qu’il a formé vis-à-vis de lui-même. C’est aussi, et avant tout, Zangloba, le jovial ivrogne,type bien particulier de la race slave, malgré sa proche parenté avec le Falstaff de Shake
speare. Rusé, goinfre, menteur, vantard et pansu, comme l’amant des Joyeuses Commères, il est quand même si bon enfant, de si belle humeur, si dévoué à ses amitiés, qu’on lui pardonne volon
tiers ses frasques, en souvenir de ses bonnes actions. Pacifique jusqu’à la couardise, il s’emballe dans la mêlée jusqu’à l’héroïsme et l’on sympathise avec lui, parce qu’on sent battre un grand cœur, au-dessus de ce gros ventre. La figure devait tenter, et l’auteur a bien fait de constituer Zangloba comme personnage principal du drame. C’est lui qui en devient la clef de la voûte, gros rire au milieu de l’orage sombre, il y met une note joyeuse, qui perce les nuages. Le rôle est tenu par Huguenet, un des meilleurs comédiens de ce temps. Comme il possède au suprême degré le don de la franchise dans le comique, le personnage prend avec lui, et grâce à lui, l’aspect de « meneur » d’action, ce qui est tout bénéfice pour le drame qui serait, sans cela, de fatale monotonie.
Au théâtre Antoine, le succès très accusé de son spectacle coupé (Discipline, Main de singe, Asile de nuit) laisse tout le temps de monter l’adaptation du Roi Lear, par Pierre Loti, qui nous promet de belles soirées de dilettantisme. Cette adaptation du drame de Shakespeare, — celui de ses drames qu’il préférait, ai-je ouï-dire, — sera la troisième que nous aurons eue en France; la première est celle de Ducis, qui date de 1783. La seconde version, — celle-ci bien plutôt une traduction réduite qu’une adaptation, — est plus récente, elle est signée de Jules Lacroix, poète estimable qui faisait des vers consciencieux, mais un peu lourds. Sainte-Beuve disait : « Ce sont des cuirassiers tombés de cheval... » et date de 1868. C’est à l’Odéon que fut joué ce nouveau Roi Lear, avec une distribution bien
curieuse, et que difficilement on retrouverait aujourd’hui. Le rôle de Lear fut créé par le tragédien Beauvallet, sociétaire retraité de la Comédie-Française. Taillade créa celui de Phlibertigibet. Il n’avait qu’une seule scène, mais une scène de folie terrible, déclamée au milieu de l’orage, dans la lumière jaillissant des éclairs accompagnés de la symphonie du tonnerre. Le comédien qui était de talent bizarre et entrecoupé, fut curieux dans ce per
sonnage épisodique. Le rôle du bouffon avait été distribué à un lauréat du Conservatoire, un grand garçon, à la figure d’une gaieté mélancolique dont le profil avait aspect de « lame de cou
teau » ou de « coin de rue »; il s’appelait Jean-Baptiste Coquelin, et plus familièrement Coquelin Cadet, pour le distinguer de son frère, engagé depuis trois ans à la Comédie-Française. Il tomba malade quelques jours avant la représentation, et fut remplacé par un petit comique du nom de Bienfait, lequel, par parenthèse, quitta le théâtre, l’année suivante, pour s’adonner au commerce... des escargots. A citer encore parmi les interprètes masculins, Paul
Deshayes, et un grand beau garçon, qui débuta par le rôle du comte de Kent: celui-là, très inconnu, descendait des hauteurs de Belleville; il avait séduit Chilly, alors directeur de l’Odéon, par sa belle prestance et la sonorité méridionale de sa voix, qui avait la douceur des terres chaudes.
«Comment vous appelez-vous, jeune homme? lui dit Chilly, sur le point de lui signer un engagement de cent cinquante francs par mois.
— Je m’appelle Jean Mounet-Sully ! » répliqua le néophyte qui, depuis,a fait son chemin.
Les trois filles du Roi furent distribuées : Gonncrille l’aînée, à la brune Agar, alors dans tout l’éclat de sa beauté; la cadette, ce fut la blonde Périga, qui n’était pas sans talent et avait eu quel
que dix ans, auparavant, un premier prix au Conservatoire. Quant à la plus jeune, Cordélia, elle fut créée par une comédienne qui commençait à peine à se faire connaître, elle s’appelait Sarah Bernhardt.
Je suis persuadé qu’Antoine aura une excellente distribution; je doute, cependant, qu’elle se puisse comparer à celle de 1868.
Les élèves, admirateurs et amis du grand Compositeur César Franck, viennent d’inaugurer le monument élevé par leurs soins au souvenir du maître, dans le square Sainte-Clotilde, c’est-à- dire à la face de l’église dont l’auteur de Béatitudes fut l’orga
niste, de 1858 à 1890, soit pendant trente-deux ans. Ce fut un grand honnête homme, ce musicien illustre, qui toute sa vie resta d’une pauvreté fière, se condamnant au plus dur labeur, et courant le cachet pour vivre. Artiste de génie, il aima la musique pour elle-même, en fit un culte de sa vie, et l’idéal de son âme. Rien n’aurait pu le distraire dans sa recherche de pure beauté, ni le détourner de la voie désintéressée qui fut toujours
sa route. L’œuvre qu’il a laissée est tout à fait considérable. Les documents s’en chiffrent par centaines; et bien qu’il fut surtout compositeur d’oratorios, de musique sacrée, de musique de chambre et de symphonies, le théâtre ne l’apas laissé indifférent, il l’a tenté à plusieurs reprises. Il a, à son actif, trois opéras :
Hulda, légende Scandinave en quatre parties et prologue, poème de M. Grandmougin, d’après Bjornson; et Gisèle, poème de M. Gilbert-Augustin Thierry — ces deux opéras représentés à Monte-Carlo par les soins de M. Raoul Gunzbourg — et le Garçon de ferme, inédit et non encore représenté.
César Franck qui était né à Liège, en 1822, se fit naturaliser Français, vers 1845. Il était entré à notre Conservatoire, dans la classe de Zimmermann, en 1837, et avait remporté le premier prix de piano, dans des circonstances assez singulières pour mériter d’être rapportées ici. L’épreuve comprenait la lecture à première vue de ce morceau particulier qu’on appelle une « fugue », ce qui estledéveloppement par imitation et combinai
son, d’un thème ou sujet, d’après des lois précises. C’est le type le plus rigoureux d’une composition musicale « déductive », où tout procède d’un élément mélodique initial. L’élève se mit au piano, déchiffra sans hésitation et transposa le morceau, ce qui est un véritable tour de force. Zimmermann, tout fier de son élève, eut soin de signaler l’incident à Cherubini, directeur du Conservatoire et, suivant l’usage, président du jury.
Le vieux Cherubini était d’ordinaire assez grognon et volontiers de méchante humeur.
« Bene! Bene ! fit-il ronchonnant dans son patois francoitalien. Ma çà n’est pas dans les habitoudes, cé pétit il ne pout pas concourir !
— Tu plaisantes, mio Amigo! répliqua Carafa, son élève et ami, qui faisait partie du jury, c’est parce qu’il a fait mieux qu’on ne lui demandait, que tu veux le mettre hors concours?
— Basta! basta! Je souis pour le réglemente. Ça est très bien, çou qu’il a fait, mà pas dans le réglemente! »
Le jury décerna trois premiers prix et deux seconds, sans qu’il fût question du jeune César Franck. Après quoi, Cherubini, fai
sant la grimace à son ami Carafa, qui pestait en prenant des airs indignés, se tournant vers le jury, dit ces mots : « Maintenant nous allons nous occoupèr de Monsou Franck... Moi ze propose de loui décerner oune « première Grand Prix d’honneur essep« tionnelü »
Tout le monde se mit à rire, et le prix d’honneur fut décerné à l’unanimité.


« Tou es countent? fit Cherubini à Carafa.


— Salvatore, tu n’es qu’un comediante!» répliqua Carafa, riant, vexé, et, au fond, très satisfait.
Le collège Rollin fut un des premiers établissements d’instruction publique où César Franck donna des leçons de piano deux fois par mois. Il y avait des concerts auxquels pre
naient part les élèves des classes, et aussi les professeurs. Un jour, on y exécuta un « lamento » de la composition de César — c’estainsi que familièrement et sans respect, les enfantsdésignaient le grand artiste. — Et César tenait lui-même le piano d’accompagnement, alors qu’un personnage étrange s’escrimait sur le vio
loncelle. Juché sur son tabouret élevé, tenant l’instrument éntre ses jambes squelettiques, il faisait courir l’archet sur les cordes d’un mouvement automatique, qu’imprimait sa main droite osseuse et décharnée, tandis que la main gauche caressait fébrilement le col de l’instrument dont ses longs doigts faisaient fris
sonner les vibrations sonores. L’exécutant avait une tête de chèvre barbue, avec un nez très busqué. Quant à ses yeux brillants, ils grésillaient derrière un immuable pince-nez, alors que, par des mouvements secs et nerveux de son cou, il rejetait ses grands cheveux romantiques en arrière. Celui-là, c’était le maître Jacques Offenbach, à ses débuts, qui donnait, au même collège, des leçons de violoncelle. Et ce ne fut certes pas chose banale que de voir l’auteur futur de Barbe-bleue accompagné au piano par l’auteur des Béatitudes !
Signalons, en terminant cette chronique, un roman très intéressant de Michel Corday, qui vient de paraître chez l’édi
teur Fasquelle : les Frères Jolidan sont un véritable roman théâtral, qui rentre dans notre spécialité. C’est une curieuse étude du monde des théâtres où, sous forme de récit anecdotique amusant, le romancier étudie l’antagonisme « au théâtre » et dans la vie sociale, de l’auteur dramatique et du comédien. C’est à lire, et nous y reviendrons plus amplement une autre fois.
FÉLIX DUQUESNEL.