croître insensiblement ce penchant fatal, nécessaire, qui peu à peu, par des développements de finesse digne de Marivaux, se transformera en passion violente, si violente, que pour se de clarer, le pacifique Guillaume Soindres ira jusqu’à 1’ « Escalade », — il faut bien justifier le titre — pour pénétrer nuitam
ment chez celle qu’il aime. Il est vrai qu’après être entré par la fenêtre, il ressortira par la porte, celle qui donne sur le pro
saïque mariage, fin normale, bourgeoise et logique de toutes les aventures. Lucien Guitry et Marthe Brandès chantent ce duo d’amour comme des gens rompus à cette musique, dont ils pos
sèdent la virtuosité. J’ai trouvé Mademoiselle Dorziat tout à fait délicate et charmante, dans un rôle à côté, où elle fait preuve de discrétion, ce qui est une des plus belles qualités du théâtre,
parce que celle-là, c’est la « nuance » ; et Guy, parfait de tact et de mesure dans le rôle de Bois-Dugand, raisonneur comique de bonne comédie.
Au Vaudeville, où le succès ne fut pas moins grand, nous nous trouvons sur un terrain plus glissant, Ici, c’est le drame dur, osé, ou mieux la tragédie bourgeoise — comme on disait au siècle dernier — douloureuse et puissante, d’un intérêt à la fois pénible et saisissant. La situation est de réalité, l’auteur l’a traitée avec une rare franchise, et, dans certaines parties, au second acte, par exemple, a fait vibrer les cordes d’une poi
gnante émotion. Il n’a hésité devant aucune des conséquences d’un sujet scabreux, qu’il a fouillé d’une main hardie comme fait un chirurgien qui dissèque, et le public, au lieu de se
cabrer — son éducation commence à se faire — a suivi les phases de l’opération d’un œil curieux, dominé par la sincère virtuosité de l’opérateur. « Maman Colibri » est le surnom d’une mère jeune encore, parce qu’elle fut mariée à dix-sept ans. Elle n’a donc que trente-neuf ans alors que son fils aîné en a vingt-deux. Cette femme, épouse et mère, très vertueuse en apparence, est de nature fantaisiste, peut-être victime de ce mal étrange de l’hystérie; en tout cas, cette baronne de Rysbergue est amoureuse, très follement amoureuse d’un camarade de son fils Richard, le jeune Georges de Chambry, Georget, comme on l’appelle familièrement dans la maison, un gamin de vingt ans. Richard découvre la triste vérité, et, après avoir gardé pendant plus d’un mois l’affreux secret enfermé dans sa conscience, il fait comprendre à sa mère qu’il sait tout, qu’il n’a pas à la juger, mais qu’il connaît son devoir. Celle-ci le supplie, le conjure : Pour
quoi se battrait-il avec Georget? d’ailleurs, Georget ne se défendra pas... et Richard, que cette lueur éclaire, de s’écrier : « Oh, je comprends, ça n’est pas pour moi que vous tremblez, c’est pour lui !! » La scène est belle, d’une puissance réelle, elle étreint l’auditeur. Ne croyez pas, cependant, que l’auteur, psychologue violent, s’arrête pour si peu. Il pousse sa logique implacable jusqu’au bout, et lorsque le mari, le baron de Rysbergue qui a
quelque vague soupçon, saisissant sur les visages apeurés de sa femme et de son fils je ne sais quelle émotion, surprenant au
passage, je ne sais quelle parole imprudente qui confirme ses doutes, ne croyez pas que l’épouse adultère, la mère coupable,
s’effondre pour implorer son pardon, étayée d’un repentir qu’elle n’éprouve pas, non point, c’est la femme amoureuse qui parle, brûlée par cette passion de la dernière heure, qui avoue dans la franchise de sa folie, et se complaît à l’âpre volupté de son aveu, devant son mari et son fils, deux êtres dont la présence devrait figer la parole sur ses lèvres, à tel point, que le mari outragé la chasse de ce foyer qu’elle déshonore, de ce foyer où sa présence est une honte.
C’est au second acte que se développe cette situation qui est le point culminant du drame, et ce second acte est tout à fait remarquable dans son audace d’action brutale et de psychologie sombre, il atténue fatalement l’effet des deux derniers, qui cependant sont aussi très curieux, très logiques, et nous con
duisent au dénouement imprévu d’humanité touchante. Après avoir assisté à la crise amoureuse décroissante, aux affres de la liaison agonisante, au lâchage par Georget de la vieille maitresse devenue le poids mort qu’on traîne d’un geste fatigué, c’est le retour au gîte de la mère prodigue, broyée de douleur, trem
blante de honte. Elle vient frapper à la porte de son fils, attirée par un dernier espoir, sous le coup de ce dernier instinct qui n’abandonne pas la plus infâme des créatures. Que fera le fils,
marié depuis la fuite de sa mère, père lui-même depuis quelques mois ? Que fera-t-il ? Recevra-t-il sa mère, ou bien la repousserat-il ? Sa jeune femme est cruelle, elle a fait ses conditions en se mariant. Plus jamais, celle qui a déserté le foyer ne le réinté
grera. Elle est intransigeante et sans pitié, malgré les prières de son mari qui ne saurait oublier que celle qui revient, c’est sa mère, toujours et quând même sa mère. Ici se place une scène originale de réalisme vécu, elle est d’ailleurs admirablement jouée par Gautier et Lérand, tous deux excellents. Le fils, face à face avec son père, lui apprend le retour inopiné de l’épouse coupable et lui demande ce qu’il compte faire?— « Rien ! répond le père , je veux ignorer et j’ignore cette femme à laquelle aucun lien ne me rattache plus... » — et il développe froidement cette thèse du divorce moral, cette théorie de l’indifférence pour celle qui l’a trompé, qui a déshonoré ce foyer où elle n’a plus de place.,Puis il ajoute : « Pour toi le cas est différent, ô mon fils, elle est ta mère quand même, tu es libre d’agir comme il te plaira, car le lien n’est pas rompu entre vous! » et froidement, il allume son cigare et s’en va, en philosophe, faire sa partie de bridge au cercle. Et c’est sous la protection de l’enfant qui vient de naître, l’enfant héritier des joies, mais aussi des douleurs et des misères de la vie, que la coupable rentrera, non plus comme mère, mais comme « grand’mère », pénétrant humble et humiliée à ce. foyer de la famille, comme par une porte dérobée.
A la Gaîté, où l’opérette fait 1’ « intérim » en attendant la pièce toujours annoncée d’Edmond Rostand, on a repris la Cigale et la Fourmi, une des meilleures partitions d’Audran,
écrite sur un livret qui n’est que Passez médiocre paraphrase de la fable de La Fontaine. La reprise a eu bonne fortune, grâce à Madame Simon-Girard, la cigale, qui a trouvé là un rôle qui lui va comme un gant taillé sur mesure. Et Mademoiselle Jeanne Leclerc, transfuge de l’Opéra-Comique, d’où elle a apporté très intacte sa jolie voix fraîche aux notes limpides. La mise en scène qui nous transporte dans la vieille Flandre est soignée et amusante au regard, on s’y est inspiré de Brugesla-Morte.
A la Porte-Saint-Martin, on a repris le Napoléon de Martin- Laya, que Rochard avait représenté en 1893. C’est une lanterne magique de l’épopée impériale, qui commence au lieutenant d’ar
tillerie pour finir à Sainte-Hélène. Les verres sont à ressort, les personnagess’agitent, remuent et parlent : Napoléon — Duquesne est tout à fait intéressant dans ce rôle, où il eût put être si aisément ridicule.
Nous avons dit quelques mots, dans notre dernière chronique, du roman de Michel Corday, les Frères JoliJan, nous y revenons aujourd hui pour le signaler aux amateurs. Il y a dans ce roman, entre autres, un chapitre qui est comme la monogra
phie d’une répétition générale, celui-là très vrai, très suggestif, et, comme l’on dit, pris en « pleine pâte », c’est amusant^pour ceux qui ne « savent » pas, intéressant, comme un petit tableau
de maitre, pour ceux qui savent. — Voici maintenant un autre ouvrage documentaire dont la place est indiquée dans les biblio
thèques de ceux qui s’occupent d’études théâtrales, ou que touche l’histoire du théâtre. Cela s’appelle les Théâtres Libertins au xvme siècle. Les auteurs de ce livre, MM. H. d’Alméras et Paul d’Estrées, y ont résumé l’histoire des « théâtres de société » pen
dant le siècle de coquetterie. Un chapitre intéressant est celui qui traite du « théâtre libertin » à la Cour et qui, de la Pompa
dour à la Du Barry, nous fait assister aux représentations des « Petits Cabinets », ou des « Petits Appartements ». Les acteurs et actrices y étaient de première noblesse. On peut citer parmi eux le maréchal de Saxe, les ducs d’Orléans, de Nivernais, de Duras, de Coigny, le comte de Maillebois, le chevalier de Cler
mont, la duchesse de Brancas, la comtesse d’Estrades, tandis qu’à Choisy, la Du Barry, en compagnie de Mesdames de Mirepoix et de Montmorency, se faisait représenter en intimité la Vérité dans le Vin. A lire, également, l’épisode du traitant La Popelinière — qui donna son nom à l’étoffe qu’on appelle « pope
line » — faisant représenter ses œuvres sur son théâtre de Passy, et aussi les afiecdotes sur la Guimard, reine d’Opéra, donnant,
devant un public de grands seigneurs, spectacle de « danses érotiques ».


FÉLIX DUQUESNEL.