La Quinzaine Théâtrale


Voici la saison finie: sauf les deux théâtres subventionnés, la Comédie-Française, l’Opéra et aussi deux ou trois théâtres téméraires qui s’efforcent de lutter contre les rigueurs de l’été, tous les autres ont fermé leurs portes.
Il est vrai que, tous les ans, ces portes ne sont pas plutôt closes, qu’elles se rouvrent pour des « déballages » . Ainsi que les magasins sans locataires, certains théâtres sont tous loués à la semaine ou à la journée, par leurs directeurs, soit à des impresarii de rencontre, soit à des auteurs affamés d’être joués qui y déballent rapidement leur « pacotille » dramatique, que, d’ordinaire, ils remballent plus vite encore. Le public passe indifférent, sans se soucier de ces manifestations inutiles, qui fusent, sans bruit, comme des pétards éventés au lendemain du feu d’artifice. Il n’y a pas lieu de nous en occuper ici.
Par exemple, si les théâtres ont cessé pour quelques mois leurs manifestations artistiques, on ne peut dire qu’il en est de même de leurs manifestations judiciaires, car jamais tant que depuis quelques semaines, ils n’ont occupé les tribunaux. C’est de tous côtés jugements et arrêts intervenus ou à intervenir qui
intéressent le monde dramatique. Ce sont là des questions dont la solution juridique nous touche d’autant plus que, pour la plupart, elles se posent, je crois, pour la première fois.
C’est, tout d’abord, devant la 7e chambre du tribunal (président Ucciani), la question du tutu. Qu’est-ce cela ? me direz-vous. Voici : Mademoiselle Sarcy, danseuse-étoile, enga
gée par les frères Isola pour le ballet d Hcrodiade, au temps où le théâtre de la Gaîté s’était transformé en opéra, avait refusé son service, la veille de la représentation, parce qu’au lieu de la laisser danser dans son costume habituel et coutumier de danseuse, c’est-à-dire en tutu, — c’est le nom technique — on avait prétendu lui imposer un costume particulier, dit de « vérité historique... » celui-ci comportait, entre autres, une dalmatique, un
bonnet persan, un cimeterre Fi! — s’écria Mademoiselle Sarcy -— je ne veux et ne puis danser avec ces accessoires gênants qui m’empâtent et m’alourdissent. Je suis danseuse, je ne veux et ne puis danser que comme dansent toujours les dan
seuses, en tutu... vive le tutu !... le tutu, ou mon dédit!... » Les frères Isola lui répondirent : « Nous avons souci de la vérité historique. Or, il est bien certain qu’Hérodiade ne dansa pas en tutu devant Flérode, pas plus, d’ailleurs, que les esclaves babyloniennes, nubiennes, ou phéniciennes... donc, vous dan
serez avec le costume que vous a dessiné notre artiste... ou vous paierez votre dédit ! »
La «cause fut portée devant les juges, qui décidèrent que la danseuse était dans son droit. Le motif de cette décision est d’ « ordre général ». Aux termes de la loi, les contrats se doivent interpréter dans le sens que les parties ont vraisembla
blement voulu leur donner. Or, dans le sens normal d’un contrat, — s’il n’y a pas de stipulation contraire, — c’est la « coutume » qui fait loi. Et la « coutume » pour une danseuseétoile étant le tutu, on ne saurait lui imposer une autre « forme », s’il n’y a pas eu dans le contrat une stipulation particulière sur ce point.
Dans ces termes, il est évident que le jugement est de limpidité juridique et conforme aux indications de la loi, mais il s’accompagne de « considérants » peu flatteurs pour l’art de la niise en scène tel que nous la pratiquons, et ceux-ci sont assez curieux pour mériter d’être reproduits dans leur allure ironique:
« Attendu — dit le jugement — que les frères Isola opposent « que c’était là les costumes de l’époque, qui remonte au com
« mencement de lrère chrétienne ; qu’il importait que la vérité « historique fût respectée pour que l’illusion du spectateur fût « complète ;
« Attendu que, sans doute, il y aurait intérêt à ce que la vérité « historique et la couleur locale ne fussent pas méconnues, mais « attendu qu’il convient de remarquer qu’appliquées au théâtre « elles ne sont jamais rigoureusement observées ; que tout dans « les représentations théâtrales est plus ou moins faux : qu’en « général la préoccupation des accessoires touche peu le public « qui ne se soucie pas beaucoup de savoir si les costumes ont « été reproduits d’après les documents de l’époque et sont bien « conformes à ceux portés par Hérodiade, Salomon, Jean, « H érode, etc., etc... »
C’est, en passant, comme l’on voit une assez « belle gifle » donnée à l’exactitude du metteur en scène -—hélas, elle estle plus souvent méritée ! — et aussi à l’indifférence du public qui se double volontiers d’ignorance. Le public, il n’a d’ordinaire qu’une très vague perception du milieu où s’accomplit le drame, et l’histoire lui est si peu familière qu’il ne connaît les person
nages historiques que par la présentation que l’auteur dramatique lui en peut faire. « Il est d’une ignorance encyclopédique ! » disait feu Henri Lavoix .
Voici maintenant une autre décision judiciaire des plus importantes dans la jurisprudence thc âtrale. Elle est de nature à révo
lutionner la théorie sur laquelle repose l’administration d’un théâtre et à la rendre parfois encore plus difficile.
C’est la question du dédit. On sait qu’il y a au tribunal et à la Cour, deux jurisprudences absolument différentes, en matière de dédit. L’une qui respecte le chiffre stipulé et le consi
dère comme irréductible, parce qu’il résulte d’une convention qui fait la « loi des parties » ; l’autre qui considère que le chiffre fixé au dédit n’est pas de « convention absolue », mais peut être réduit par la volonté des juges qui ont faculté d’apprécier à leur gré ce qui leur paraît devoir être attribué à la partie lésée, en tenant compte des préjudices et des circonstances diverses.
C’est dans ce dernier sens que vient de juger la première chambre de la Cour d’appel de Paris : Mademoiselle Adda intentait un procès à l’Opéra-Comique et réclamait pour infrac
tion à l’engagement, le paiement du dédit stipulé, soit 20.ooofr. Le tribunal, réduisant le chiffre du dédit, à accordé 2.000 fr. seulement, et sur appel, la cour en a alloué 3.000 francs. Il serait bon, dans l’intérêt de tout le monde, que la jurisprudence fût définitivement fixée, et qu’il fût décidé de façon définitive, si le chiffre du dédit est absolu, irréductible, ou si les tribunaux peuvent le réduire à leur volonté. Dans ce dernier cas, le chiffre fixé deviendrait illusoire, on pourrait écrire un million et s’en tirer avec trois francs cinquante !! Il est vrai qu’au théâtre tout est illusion.
En terminant cette chronique, il nous reste à signaler à nos lecteurs, les dernières nouveautés delà saison théâtrale; c’est, au théâtre, la pièce de M. de Fouquières, jouée aux Capucines : C’est pas chic !... qui a parfaitement réussi; et, en librairie, le volume de M. Roger Boutet de Monvel, Les Variétés (1850-1870), paru chez Plon, histoire pittoresque du théâtre du boulevard MontmartrevC’est de la chronique documentaire, intéressante et bien venue, avecles curieuses monographies des grands succès d’Offenbach qui datent de cette période, et la série des portraits et des anecdotes qui en font de précieux « Petits Mémoires du temps ».
FÉLIX DUQUESNEL.