LA QUINZAINE THEATRALE


Au théâtre de la Gaîté, on a repris le Maître de Forges. L’idée n’est pas si mauvaise. L’Abbé Constantin avait fourni bonne carrière, alors pourquoi pas le Maître de Forges ? Cette forme de théâtre un peu bourgeoise paraît être,
jusqu’à présent, celle qui réussit le mieux sur la scène des Arts-et-Métiers, on aura donc raison d’exploiter le filon, puisque, paraît-il, le filon donne. Cela n’a, d’ailleurs, rien d’étonnant, le théâtre philosophique, psychologique, quintessencié, peut convenir à un certain public, une élite, si vous voulez, mais celle-ci est plus en façade qu’en profondeur. Le vrai public, le « bon public », celui qui est « Monsieur tout le monde », c’est-à-dire le plus nombreux, celui-là a toujours été plus naïf et plus simpliste, et, comme les enfants, il aime qu’on lui « conte des histoires ». La plus grande difficulté, pour le théâtre de la Gaîté, sera de trouver l’approvisionnement nécessaire. Quand il aura repris, encore, le Roman
d’un jeune homme pauvre, par exemple, et deux ou trois autres succès d’antan, le stock sera épuisé, et je ne vois pas bien à quels auteurs il pourra s’adresser pour renouveler sa provision drama
tique. En attendant, le Maître de Forges a trouvé son regain de succès et tenu honorablement l’affiche avec une distribution suffisante dans son ensemble, excellente pour deux rôles, celui de Claire de Beaulieu, repris par Madame Jane Hading, qui en fut la créatrice lors de la première édition, et celui de Moulinet,
créé par Saint-Germain, et dont Coquelin a fait un type tout à fait amusant.
Pour sa fin de saison, le théâtre des Variétés s’est payé le luxe d’une pièce de haute fantaisie, sorte de féerie musicale, en une douzaine de tableaux, relevée d’une mise en scène luxueuse et étincelante. On se demande même comment on a pu la réa
liser sur un théâtre aussi peu machiné que celui des Variétés, où jamais on n’assista à pareille fête.
La pièce débute par une sorte de prologue à la « Labiche », qui se perpètre dans l’intérieur plutôt modeste du sieur Follentin,
un bureaucrate, au crâne étroit, grognon, envieux, mécontent de tout, laudator temporis acti, trouvant tout mauvais, au temps où il vit. Après un dîner médiocre de cuisine ratée, où la mau
vaise humeur tient lieu de conversation, Follentin ne trouve rien de mieux que se mettre au lit. Nous savons tous que le lit est la meilleure ressource des gens désœuvrés. Notre Follentin, une fois dans ses draps, se fait faire, par sa fille, une lecture bien
faisante, lecture de tout repos et s’endort. Vous voyez d’ici où nous conduit le préambule, parbleu, au « rêve » ! — C’est le rêve qui constitue le postulat dramatique de la fantaisie et celui-là peut tout permettre. — Le procédé n’est d’ailleurs pas nouveau, on l’a parfois employé déjà, le plus souvent avec succès. Le cadre est commode, c’est une manière de passepartout, il a servi à Jules Barbier, il y a bien des années, pour ses Contes d’Hoffmann, qui furent représentés à l’Odéon, et, plus tard, accommodés en opéra-comique par le compositeur Offenbach. En se reportant à bien plus loin encore, à près d’un siècle, on trouve un vaudeville fameux, un chef-d’œuvre du théâtre de genre : Victorine, ou la Nuit porte conseil, qui est le type accompli de la pièce bâtie sous la forme d’un rêve.
Ici, ce qui est plus inattendu, c’est que l’imagination en « goguette » de Follentin se promène dans l’histoire des siècles passés et que lui, moderne —- resté moderne — se trouve mêlé
aux choses d’autrefois. C’est ici, n’en déplaise à certains esprits maussades, qu’est, à mon gré, l’ingéniosité du canevas, à savoir, ce mélange du modernisme avec F « autrefois », et l’excursion d’un naturel du xxe siècle à travers lesxvie et xvme.
Follentin s’est endormi sur la lecture de la Reine Margot, et c’est aussitôt, pendant son sommeil, le roman qui s’anime et s’y continue, roman dans lequel il joue un rôle actif. Il se prend
pour La Môle, et esquisse une aventure d’amour avec la reine « Margot » elle-même. Celle-ci le cache dans son lit, où Henri IV le trouve blotti. Follentin se bat en duel avec le bon Roi,
il le tue d’un coup d’épée et s’écrie avec une stupéfaction profonde: « Mais c’est impossible ! si j’ai tué Henri IV, que va devenir Ravaillac ! » Pour un rien il dirait : « Ravaillac devient inutile ! »
C’est agrandi, le cri sublime de Henri III, dans je ne sais quelle pièce d’Hervé, lorsqu’il dit: « Quoi, déjà !! », en apercevant Molière.
Comme bien vous pensez, notre héros qui a couru pas mal d’aventures et, chemin faisant, a été mêlé aux accidents de la Saint-Barthélemy, conclut : « Ah ! quelle sale époque ! » Après quoi, du xvie siècle il passe au xvme, où il fait connaissance d’abord avec les horreurs du cachot de la Bastille, où on l’en
ferme avec Cartouche et Mandrin, ensuite avec les galanteries plutôt fâcheuses de la Cour de Louis XV le Bien-Aimé, à qui, par parenthèse, il tape familièrement sur le ventre, sans se soucier de l’étiquette, et s’excuse en disant : « Pardon, sire !... mais vous comprenez, n’est-ce pas... après trente ans de Répu
blique!!!! » Après quoi, désillusionné, il s’écrie de nouveau : « Ah ! quelle sale époque ! »
On voit d’ici les effets que peuvent donner ce mélange et cette comparaison de « ce qui a été et de ce qui est »... cela conduit fatalement à la folie aiguë, à la fantaisie débridée, mais cela est d’amusement burlesque, à la condition d’y aller de parti pris, d’accepter le postulat avec ses conséquences et de ne pas se raidir au nom du sens commun, qui n’a rien à voir dans ces sortes d’histoires. Il faut vouloir et savoir rire aux choses folles et les prendre en belle humeur, ainsi que le recommande Topffer, le gai philosophe genevois. Si l’on y cherche malice le rire devient aisément grimace.
Le dernier acte de l’Age d’or, à l’inverse des deux autres, nous transporte en avant, nous sommes maintenant au xxie siècle, c’est-à-dire dans cent ans. Là nous entrons dans la fantaisie plus vive encore et satirique. J’ai vu nombre de gens à qui ce tableau a déplu, parce que, disaient-ils, cela ressemble au Royaume des femmes. Il se peut, mais cela n’importe guère, on ressemble toujours à quelque chose ou à quelqu’un. Je sais un humoriste qui a dit que, parfois, on ressemblait même à son père. L’acte m’a paru divertissant, je le tiens quitte du reste.
Inutile de dire que décors — il y en a douze — et costumes — il y en a trois cents ! — sont tout à fait pittoresques et réussis. C’est une redite quand on parle des Variétés. Quant à l interpré
tation, vous supposez bien ce qu’elle peut être, avec Brasseur, Prince, Claudius, Dambrine, Simon, Mesdames Tariol-Baugé,
La Vallière, Marie Magnier, Sauliez, Ginette et l’aimable bataillon des jolies filles. Il est fâcheux que cet âge d’or, qui pouvait être celui des Variétés, soit venu si tard en saison sous la menace du soleil.
A l’Athénée, on a fait coup double, le premier coup a raté, il s’appelait Nellie Moray. Paix à ses cendres! En revanche le second a très bien réussi, et, cette fois, on a, sans hésiter, mis dans le « mille » avec Cœur de Moineau, une jolie comédie de genre de M. L. Artus, exquise étude de caractère masculin agré
mentée d’un dialogue de belle finesse où éclate l’esprit le plus frais. C’est un badinage de flirt aigu, qui ne manque ni d’observation,
ni de psychologie. Il y a longtemps que l’Athénée n’avait eu la main aussi heureuse.
Pour compléter ces tablettes, je signalerai que la Retraite a repris l’affiche du Vaudeville qu’elle n’aurait pas dû quitter, après une dizaine de représentations médiocres de l’Armature. Le cas était prévu, toutle monde l’avaitprédit sans être prophète. Je crois que, seul, le directeur du Vaudeville ne s’en était pas avisé.
La querelle des auteurs dissidents et des directeurs « trusteurs » paraît entrée dans la voie de conciliation. J’espère, du
moins, qu’il enestainsi, malgré quelques bruits contraires. C’est à désirer, dans l’intérêt de tout le monde. On m’affirme que les perdants, en première instance, ne feront pas appel, et que la Commission des auteurs se montrera très conciliante. Je n’en ai jamais douté. Ce sera, tout à la fois, faire preuve de bon sens, de prudence, et de bonne politique.


FÉLIX DUQUESNEL.