complète, à laquelle nous avons eu la précieuse occasion de pouvoir assister.
Quel cadre choisir, sinon le plus capricieux et le plus léger, le plus élégant et le plus fin, le plus spirituel et le plus amou
reux, en un mot, le plus français : le dix-huitième ? Pour dépeindre comme il conviendrait l’agrément de ces quelques heures inoubliables et qui prouvent abondamment que l’oncle Sam est aujourd’hui aussi intimement initié à tous les merveil
leux trésors du siècle du Bien-Aimé que s’il avait vécu entre Manon Lescaut et Mademoiselle Guimard, il faudrait avoir la palette des Concourt et le crayon de Fragonard.
La fête eut lieu le 3i janvier chez Sherry, le plus à la mode des restaurants de New-York, décoré avec le soin le plus par
fait et le goût le plus charmant. Ce fut M. Whitney Warren, un architecte érudit et délicat, qui se chargea de transporter Versailles à la Cinquième Avenue. Non seulement les apparte
ments avaient été ornés avec le tact le plus heureux, mais encore, les jardins, eux aussi, les jardins, ce luxe, cette parure du xvme siècle, grâce à laquelle l’art semble entrer en coquetterie avec la nature et lui faire des avances, avaient été adroite
ment aménagés à la délicieuse mode de chez nous. Et, au milieu des bosquets où se dressèrent bientôt les petites tables du souper, s’érigeait tout un monde de statues allégoriques, dues au ciseau d’un sculpteur français et, qui plus est, toulousain. A l’entrée, deux magnifiques affiches, exécutées ou, pour mieux dire, rêvées par l’étrange artiste, le grand maître ès ornements Mucha, indiquaient l’attrait du programme et présentaient une image adorablement spirituelle, gracieuse et malicieuse à la fois de la reine de toute cette féerie : Réjane.
En glissant sous les grands arbres, tout fleuris de lumières, parmi la foule des invités, marquises poudrées à frimas, grands seigneurs en habit de cour, petits abbés galants, soubrettes pimpantes, gardes-françaises, arrivés là tout à l’heure dans de ronflantes automobiles que la poussière des routes avait tenu elle-même à poudrer, on se serait cru transporté à la divine époque, non loin des trois marches de marbre rose, où le Régent venait, après dîner, chavirer jusqu’à s’y tromper entre Madame de Sabran et Madame de Parabère. Aussi est-ce sans flatterie que Réjane put dire ces vers d’un à-propos rimé pour cette solennité par des amis de France :
Et je me crois aux temps galants Où petits-maîtres pétulants,
Amants aux cœurs nonchalants,
S’allaient embarquer pour Cythère, Où l’Amour rôdait effronté Parmi le bocage bleuté,
Plein de l’odeur des roses thé Qui s’extasiaient aux parterres.
Où les Tircis et les Colins
Mettaient leurs habits zinzolins, Pour tenir des propos câlins
Au fond des grottes de rocaille. Où les Lauzun et les Clairon
Couraient aux joyeux Porcherons, Et sous les buis taillés en rond S’allaient mêler à la racaille.
Où, pour le salut en plongeon,
Ployant leur taille ainsi que jonc, Des seigneurs gorge-de-pigeon Conviaient aux galantes fêtes
Des nymphes en corset cambré Sous un ciel à peine azuré,
Relevé d’un croissant moiré Et de nuages en bouffettes.
Où chantante comme un hautbois, La brise semait par les bois,
Pour mettre Nicette aux abois,
Un parfum dont l’odeur enivre; Où tout aimait et coquetait Et recoulait et becquetait,
Où tout dans la nature était Grisé de la douceur de vivre...
Naturellement, puisque nous sommes au xvme siècle et que le xxe n’est plus, en cette heure chimérique, qu’un lointain cauchemar, la fête débute par de nonchalantes pavanes et de
langoureux menuets qui s’évanouissent en révérences. Et, admirant tant de jolies façons et tant de si fines belles manières, on s’aperçoit bien vite que notre chorégraphie n’a point de secrets pour nos voisins d’Outre-Océan. C’est M. Henri Gonried, le célèbre manager de Metropolilan-House, qui mit en scène, avec un art incomparable, tout ce divertissement digne des Trianons fleuris et des bergeries sentimentales que rythmaient, avec une naïveté précieuse, les musiques de Lulli et de Rameau. A ce numéro mimé avec le plus parfait ensemble, par le corps de ballet de l Opéra, succéda une danse de pierrots et de pierrettes exécutée avec une élégance et une cadence vraiment inouïes par douze jeunes filles et douze jeunes gens appartenant à la plus haute société de New-York. Rien de plus inattendu et de plus réussi que ces figures éléganteset ingénieuses qui semblaient avoir été réglées par la collaboration magique d’un Lancret et des sisters Barrisson. On eût dit un embarquement pour une Cythère qui serait à l’île de Wight. « Ce bal était du dernier Watteau », fit observer dans un coin un riche négociant en bois de calembour. Et j’ai goûté là une fois de plus cette grâce fraîche et savoureuse que nous ont apportée d’au delà des mers toutes ces petites danseuses sans rivales qui, dans les revues de nos music-halls, sont devenues si Parisiennes à force d’être très Américaines.
Puis ce fut ensuite une aimable et spirituelle comédie, à la fois très dix-huitième et très moderne, composée en quelques heures par M. Dario Nicodemi, l’auteur de cette Hirondelle que Madame Réjane joua avec un joli et fin succès au cours de sa tournée. Cela s’appelle modestement Entre deux portes. Les personnages en sont la Marquise, le Marquis, l’Abbé, la Soubrette. On y sourit, on y badine, on s’y attendrit un peu. C’est un petit rien qui est quelque chose. C’est délicieux.
Et quelle incomparable Marquise nous donna Madame Réjane, la créatrice de cette exquise Sylvie, qui, sous ses perruques à frimas et sous son petit tricorne moqueur, nous appa
rut alors comme la plus vivante, la plus adorable incarnation
de tout le xviiic siècle. La fraîche et adroite Mademoiselle Avril et MM. Gorieux et Berthier lui donnèrent galamment la réplique.
Puis au milieu des fleurs et des musiques l’on soupa. Les propos glissèrent, badins, furtifs, de table en table. Les belles écouteuses trinquaient avec les doux bergers, les Lubins avec les Annettes, tandis que les abbés voletaient de-ci de-là dans un nuage de poudre.
Enfin, Réjane sauta sur une table fleurie et remercia ses hôtes magnifiques en leur disant un à-propos rimé en leur honneur.
« J’arrivais vers vous, comme une étrangère, Inquiète un peu, le cœur en émoi,
Mais que cette crainte était mensongère
Car je vous regarde et je suis chez moi. »
Une pluie de fleurs s’abattit alors sur les épaules de l’artiste et c’est, toute couverte de pétales et de corolles, qu’elle acheva d’évoquer les souvenirs communs aux deux pays.
« Mais je songe que nos histoires
Mêlant leur noblesse et leurs gloires, Unirent aussi leurs drapeaux.
Je songe au nom de La Fayette,
Clair et pimpant comme une aigrette, Aux cocardes de nos chapeaux. »
Et puis l’on dansa jusqu’au jour, qui seul dissipa toute cette féerie, mais tandis que les automobiles réveillées ronflaient de nouveau, indiscrètes et brutales, chacun des invités de cette inoubliable soirée aurait répété volontiers les vers d’Alfred de Musset :
« Siècle auguste de la perruque, Le bourgeois qui te méconnaît Mérite sur sa plate nuque
D’avoir un éternel bonnet.
Et toi, siècle à l’humeur badine, Siècle tout couvert d’amidon, Ceux qui méprisent ta farine
Sont en horreur à Cupidon. »
LE COUSIN SAM.