La Quinzaine Théâtrale


La Retraite, le drame de Beyerlein, continue à tenir, avec grand succès, l’affiche du Vaude
ville. La pièce est très intéressante, de grande émotion, mais elle est cruelle, et, ce qui est plus grave, elle ne corhporte qu’un seul rôle de femme. « Alors, s’est dit le directeur très avisé du plus élégant de nos théâtres parisiens, il faudrait l’accompagner d’une comédie prise dans un milieu particulier, qui permettrait de mettre en scène toute ma troupe féminine, et c’est le lion Numéro qui va faire mon affaire ! »
En huit jours, le Bon Numéro a été écrit par un jeune auteur habile en tour de main, M. André Barde, répété en huit autres jours, et joue avec beaucoup d’ensemble et beaucoup d’effet. La pièce est amusante et ne comporte pas moins de dix rôles de femmes. C’était bien l’idéal rêvé. Ça n est pas une comédie au sens strict du mot, c’est plutôt ce que les Allemands appellent une sottie, les Espagnols une \ar\uela, c’est-à-dire un « cadre » voulu, dans lequel s’agitent des silhouettes pittores
ques et amusantes, en un va-et-vient continuel, types divers et physionomies mondaines. Le cadre choisi est une vente de cha
rité, dans le jardin de l’hôtel de la baronne de Vaucresson, où les comptoirs sont tenus par des femmes du monde et aussi des comédiennes. Ce sont les rivalités féminines qui forment les broderies pimpantes et frivoles, comme il convient, de ce cane
vas léger. Une petite action se détache sur le fond, l’aventure du jeune Lucien Moustier, le fils du riche entrepreneur, qui, muni de deux millions de dot, se dit qu’en arithmétique ma
trimoniale moderne, il doit trouver une femme qui lui en apporte quatre. Il est donc venu chez la baronne pour y aper
cevoir la fiancée qu’on lui a proposée. Celle-ci est dame
vendeuse et tient le comptoir n° 6. Il le croit du moins, et trouve auditcomptoir, uneje une fille charmante, exquise, qui ne ressemble en rien au monstre à millions, qu’il croyait voir. Il fait sa cour. La jeune fille a autant d’esprit que de beauté. Il s’éprend. Le coup de foudre, quoi ! ce coup de foudre dont parle Stendhal, ce coup de foudre auquel rien ne résiste, et, quand
il est bien amoureux, il s’aperçoit de la gaffé initiale. Il s’est trompé de numéro. C’est un g retourné qui a fait un 6. Il apprend alors que Suzanne Deslandes, le numéro 6, n’a pas le sou, c’est une « sans dot »... Tant pis, le sort en est jeté, il est amoureux, il épousera la délicieuse jeune fille pauvre, en dépit des combinaisons sociales modern-style.
Encadré d un décor de verdure printanière, joué par une réunion de comédiens de valeur, le Bon Numéro a parfaitement réussi et complète, au Vaudeville, une affiche rare. De très jolies femmes, en toilettes élégantes, égaient cette fantaisie, qui donne une note claire devant le tableau plus sombre de la Retraite.
Au Théâtre de l’Œuvre, où se continuent les expériences de curiosité dramatique, nous avons eu, après quelques représenta
tions « estimables » de la Fille de Jorio, de Gabriele d’Annunzio, deux représentations de Dionysos, tragédie lyrique en trois actes, de M. Joachim Gasquet. Dionysos avait été représenté avec un certain succès, l’été dernier, sur le Théâtre d’Orange, en plein air, à l’ombre du vieux figuier. Peut-être eût-il été prudent de s’en tenir à l’unique représentation de là-bas. La tragédie y avait paru nébuleuse, alors qu’ici elle sembla tout à fait obscure. Dionysos est monotone et sans action, c’cst une sorte de poème lyrique qui ne suffit pas à remplir le cadre d’un théâtre. La par
tition qui accompagne, en musique de scène, les mouvements des personnages, n’est pas sans mérite. Elle a été fort bien exécutée par l’orchestre Chevillard.
Chez Antoine, on a joué les Avariés, une pièce en trois actes, de Brieux, interdite en 1901, autorisée en 1905, ce qui ne
s’explique guère. Pourquoi interdite jadis, puisque autorisée aujourd’hui; et pourquoi autorisée aujourd’hui, puisque inter
dite jadis? Je serais fort embarrassé s’il me fallait donner une analyse quelconque de cette pièce singulière; fût-ce à mots couverts, il y a des choses qui ne peuvent se raconter qu’en... latin,
car il me paraît que les Avariés relèvent bien plus de l’amphithéâtre que du théâtre. En tout cas, je dois reconnaître que la
pièce a son succès et qu’elle « fait de l’argent ». Le public y court, sans vergogne, avec cette curiosité un peu malsaine du fruit défendu. On va chez Antoine comme vont les voyageurs au Musée secret de Naples. Il n’en est pas un qui voudrait manquer l’aubaine.
A l’Athénée, Chiffon a quitté l’affiche pour faire place à un vaudeville fantaisiste, la Petite Milliardaire, une aventure bouf
fonne, assez plaisante, qui a son parfum de Carnaval et se déroule entre Américains de convention comme, sans doute, on n’en voit que chez nous. C’est de gaieté exubérante, avec un cer
tain luxe de mise en scène et l’adjonction de deux comédiens de bon comique, Lévesque et Milo, qui représentent, de façon pit
toresque, deux types israélites de courtiers en mariages, qui se chargent, moyennant la « bedide gommission », de fournir de jeunes gentilshommes français et étrangers à l’appétit matrimonial des misses milliardaires de l’autre côté de l’eau.
Ces temps derniers, les reporters ont soulevé quelques questions relatives au théâtre, dont ils ont, comme d’usage, cherché la solution dans l Interview des Compétences : « Que pensezvous de l’emploi des gros mots sur la scène? », a demandé l’un, en faisant allusion à certaines pièces récentes dont les auteurs ne furent chiches ni de grossièreté ni d’argot. Chacun a donné son avis, dont le résumé général peut se formuler ainsi : « L’usage des « gros mots », à la scène, doit être une exception, la plus rare possible. L’abus en est déplorable. C’est la grande sobriété qui doit être la règle. » — Cela va de soi, nous le savions avant l Interview, tout le monde était d’accord, la vérité vraie étant bien souvent celle de « M. de La Palice ».
Un autre a demandé ce qu’il fallait penser « des bis au théâtre, si c’était chose régulière et pratique, si on devait les tolérer, si les artistes devraient s’y conformer, en tenir compte, ou les considérer comme manifestation négligeable ? » Les réponses ont varié, les sentiments sont divers. Je crois que la
circulaire du comte Litta, gouverneur de Milan sous l’empereur d’Autriche Joseph II, donne la meilleure de toutes les réponses, la sienne est sévère, mais juste. Je reproduis ici le passage relatif au bis théâtral, il mérite d’être médité : « La facilité qui, depuis quelque temps, s’est introduite dans les théâtres, de faire répéter diverses parties du spectacle contre le vœu souvent exprimé parle plus grand nombre des spectateurs, outre la fatigue qu’elle impose aux acteurs en leur imposant un double service et en les rendant inhabiles à servir le public dans les soirées suivantes, produit des tapages incessants, offense et trouble la tranquillité du plaisir public en même temps qu’elle prolonge aussi, d’une façon inso
lite, la durée même du spectacle. Pour obvier à de semblables inconvénients, à l’occasion du prochain Carnaval, la Conférence gouvernative prévient le public qu’il est défendu aux acteurs, malgré les applaudissements, de répéter aucune partie du spectacle... » Très explicite, le comte Litta, qui aurait pu encore ajouter que les bis détruisent l’illusion et troublent l’ambiance théâtrale.
J’aurais bien voulu vous parler aussi de la grande querelle que certains directeurs de théâtre cherchent à la Société des
Auieurs dramatiques, qu’ils accusent, non sans raison, de leur imposer des traités léonins, où certaines clauses sont injustes et ridicules, notamment celle qui permet à ladite société de tou
cher, à son profit, des droits d’auteur pour les œuvres tombées dans le domaine public ; — ce qui fait que des auteurs qui auraient tort de se prétendre les héritiers directs de Corneille, Racine, Molière et Beaumarchais, bénéficient des représentations de chefs-d’œuvre à la confection desquels ils sont absolument étrangers...,— cette clause absurde, et bien d’autres ejusdem farines,
comme on dit dans les Plaideurs qui figurent aux traités, devraient en disparaître à l’avenir. Le procès est engagé, il se plaide et tiendra plusieurs audiences. Nous aurons le temps de nous revoir et d’en parler après jugement rendu.


FÉLIX DUQUESNEL.