LA QUINZAINE THÉATRALE
La saison continue meilleure, elle est moins misérable, et voici presque une quinzaine heu
reuse à enregistrer. Deux théâtres, d’ordinaire peu chanceux, inscrivent des succès à leur actif : i’Ambigu et l’Odéon; ici, c’est la Belle Marseillaise qui triomphe ; là-bas, les Ventres dorés.
Volontiers dirais-je que la Belle Marseillaise
c’est, pour moi, presque un succès personnel, en tout cas une satisfaction d’amour-propre. Que de fois j’ai dit au directeur de l’Ambigu, qui se plaignait de l’injustice du sort, qui ne couronnait pas ses efforts désespérés : « Est-ce le sort qu’il faut accuser ? N’est-ce pas plutôt vous-même qui êtes coupable ? Comment pourriez-vous décrocher un succès en jouant éternel
lement la même pièce, en brodant toujours sur le même canevas? Essayez autre chose que cette fastidieuse histoire du père qui court après sa fille, de la mère qui retrouve son fils. Cette vieille baliverne commence à s’épuiser... Renouvelez votre réper
toire et ne jouez plus éternellement les Deux Orphelines, ou autre mélodrame de même facture ; faites un effort, et j’ai peine à croire que vous en soyez pour votre fatigue... »
Il a cherché, et il a trouvé. Savez-vous ce qu’il a trouvé? Une excellente pièce, ingénieuse et bien faite, qu’on avait, d’ailleurs, à peu près refusée partout : au Vaudeville, où elle eût été fort à sa place ; à l’Odéon, où elle aurait fait son trou ; je ne sais où encore, et c’est l’Ambigu qui a bénéficié de la maladresse des autres.
La Belle Marseillaise est un peu bâtie d’après le plan de Madame Sans-Gêne, bien qu’elle ne ressemble en rien à la pièce de Sardou, et qu’elle vive sur une hypothèse tout à fait différente. Mais l’auteur y fait preuve d’une habileté égale à celle du maître, dont il rappelle la manière en plus d’une scène habilement filée.
En outre, le principal personnage du drame, c’est ici comme làbas, Napoléon, c’est-à-dire, de figure, le plus populaire qu’il y ait au théâtre, à la condition d’en savoir jouer de main adroite. A l’Ambigu, le personnage n’est d’ailleurs pas le même que jadis au Vaudeville. Tout au moins, il n’est pas présenté sous le même aspect. Au Vaudeville on nous a montré Napoléon empereur, le Napoléon gras et bedonnant de 1810; à l’Ambigu nous voyons le Napoléon Bonaparte de 1804, encore maigre et efflanqué, déjà guetté, mais non encore conquis par la graisse impériale.
La pièce comprend un prologue en deux tableaux, et ensuite trois actes très pleins. Nous n’avons pas à en entreprendre ici l’analyse, qui ferait redite avec celle que vous donnera certaine
ment notre journal, il nous suffira de dire que la Belle Marseil
laise contient assez de drame pour plaire aux amateurs du genre, toujours avides d’émotion, tandis que la partie de comédie soi
gnée, bien faite, écrite en un dialogue aimable et d’une certaine élégance, n’est pas pour déplaire à un public plus raffiné, et pourra, nous l’espérons, faire reprendre à celui-ci le chemin un peu oublié d’un théâtre qui a sa raison d’être, et doit tenir une place relativement importante dans l’étiage dramatique.
La direction de l’Ambigu a suffisamment bien monté la pièce de Pierre Berton, les décors en sont excellents, le dernier sur
tout, qui représente la terrasse de Saint-Cloud, avec une vue de Paris à l’horizon, est bien digne du décorateur Lemeunier, qui l’a signé de son pinceau. Les costumes sont riches et bien réglés; ceux des femmes sont très élégants. C’est le pauvre Bianchini qui a dessiné et combiné toute cette partie de la mise
en scène. Il n’a pu en voir l’effet, hélas ! car il est mort subitement entre la répétition générale et la première représentation, mort sur le champ de bataille !
C’est à un comédien du nom de Castillan qu’est échu le périlleux honneur de représenter Bonaparte. Il y a assez bien réussi. Il à reproduit, avec une certaine sincérité, la silhouette qui nous a été transmise du Premier Consul, encore maigre et nerveux, avec son regard troublant d’aigle dominateur. Constatons que la tentative hardie du directeur de l’Ambigu a parfaitement réussi. Il y a là, je crois, une indication d’aiguillage pour l’avenir, dans le sens d’une route nouvelle à suivre.
A l’Odéon, la première représentation des Ventres dorés a eu l’importance d’un événement parce que c’est le début, sur la scène du second Théâtre-Français, de M. Emile Fabre, l’auteur de la Vie publique, la meilleure de toutes les pièces jouées par Gémier lors de sa laborieuse direction au théâtre de la Renais
sance. Dans son genre, la pièce nouvelle vaut l’autre ; c’est une œuvre qui n’est ni banale, ni sans valeur, bien au contraire,
quoiqu’elle excède la géométrie théâtrale coutumière. Pour ma part, je ne saurais lui en vouloir. Sans être de ceux qui s’ima
ginent que « tout est à refaire », il ne me déplaît pas de voir les auteurs sortir des sentiers trop battus. C’est le cas des Ventres dorés, une pièce qui prend son intérêt bien plus dans le déve
loppement des caractères de ses personnages que dans son action même, qui est F « Épopée d’un Krach ». Il y a là toute une galerie de financiers plus ou moins véreux, pris en chair vive, que l’auteur fait agir ainsi que dans un cinématographe parlant, chacun d’eux suivant la théorie de son caractère particulier, et faisant sa partie dans l’ensemble. C’est le baron de Thau,
l’homme de toutes les ressources, le financier jamais à court d’expédients, le Napoléon des émissions et le César des divi
dendes, celui qui sait « souffler » les cours à l’heure nécessaire, et qui pipe les économies de l’épargne comme un oiseleur pipe les alouettes. Chauvelot, le vieux financier, possesseur d’une indifférence superbe au milieu des plus grands orages, parce qu’il a passé par les débâcles, qu’il connaît par cœur tous les accidents d’une liquidation judiciaire délicate, celle où l’on frise la septième chambre, alors même qu’on n’y entre pas de plein pied. Hermann Klob, l’israélite tripoteur, qui a sa place dans toutes les sociétés louches, l’homme qui touche de toutes mains. D’Angerville, le noble décavé, compromis dans les aventures financières auxquelles il a prêté l’appui de son nom à particule ; Carrier, le directeur de journal, qui bat l’eau trouble, suivant le besoin d’une mauvaise cause et qu’on récompense avec des « options » ; enfin, Vernières, l’honnête homme entraîné, qui a des besoins d’argent, ne fut-ce que pour entretenir le luxe de sa femme, qui se laisse aller par faiblesse, par espérance vague, fièvre du lucre, au courant du fleuve de spéculation... J’en passe, et des pires! Tout ce monde se démène, en un krach de société financière, que chacun prend à sa manière, après avoir subi les horreurs d’une lutte sans espoir. Vernières, fourvoyé dans la caverne des bandits financiers, meurt d’une apoplexie fou
droyante, alors que le vieux Chauvelot attend, sans surprise, l’arrivée du commissaire aux délégations judiciaires, qu’il con
naît pour l’avoir maintes fois fréquenté, et que le baron de Thau, toujours en possession de son sang-froid, s’échappe du filet, ramasse les morceaux, qu’il ira négocier à des banquiers anglais habiles dans l’art d’accommoder les restes, et reprendra les « affaires » comme si de rien n’était — ces « affaires » qui, selon l’expression de Dumas dans la Question d argent, cette aïeule des Ventres dorés, ne sont, à tout considérer, que « l’argent des autres ». ,
La pièce de M. Émile Fabre, étrange, de forme assez nouvelle, très mouvementée, rappelle, par son mouvement et ses allures, certaines œuvres de l’école moderne allemande, où l’em
ploi des masses aide au mouvement de l’action. Ici, les masses qui jouent un rôle important sont très habilement maniées; la pièce tressaille de mots cinglants et ne manque ni d’ironie, ni d’amer
tume. Elle est bien mise en scène et bien jouée par Gémier, Candé, Dorival, Janvier, Maxudian, Séverin, qui représentent les types divers de cette pourriture financière, joli chœur de coquins, avec leurs tempéraments divers et leurs physionomies variées, celles-ci bien dessinées par leurs interprètes.
Il convient de signaler les représentations que Madame Eleonora Duse, la grande artiste italienne, va donner au Nouveau Théâtre de la rue Blanche, sous la direction de M. Lugné-Poé. Eleonora Duse n’est pas venue à Paris depuis 1897, sauf pour un soir où elle joua, à la Comédie-Française, le cinquième acte d Adrienne Lecouvreur, dans la représentation de retraite de Suzanne Reichenberg.
La série nouvelle qui occupera vraisemblablement douze soirées, comprendra la Femme de Claude, la Dame aux Camélias,
la Visite de Noces (qu’elle n’a encore jamais jouée chez nous), du répertoire d’Alexandre Dumas-; Odette, du répertoire de Victorien Sardou; Magda et Hedda Gabier, du théâtre allemand et Scandi
nave. La Seconde Madame Tanqueray, du théâtre anglais; enfin, la Locandiera, de Goldoni, seul élément du théâtre italien qui figure au programme.
Inutile de dire que ces représentations seront très suivies du public parisien, qui ne marchande pas son admiration à cette incomparable artiste qui s’appelle Eleonora Duse. Nous y revien
drons pour en parler en détail, comme il convient, et comme elle le mérite.
FÉLIX DUQUESNEL.