LA QUINZAINE THEATRALE


Ecette quinzaine, nous trouvons au Vaudeville une première représentation importante, celle de la Barricade, une pièce en quatre actes de Paul Bourget. Celle-ci inédite, née d’ellemême , n’est tirée d’aucun roman. C’est, pourrions-nous dire, vraiment la première œuvre dramatique de son auteur, en ce sens que, jusqu’à ce jour, il n’avait donné que des pièces de seconde mouture, simples mises à la scène de quelque roman déjà paru.
Le succès de la Barricade a été très grand et très mérité. C’est une œuvre intéressante, sorte de drame passionnel, qui s’appuie épisodiquement sur de graves problèmes sociaux à l’ordre du jour, la question des syndicats, et aussi celle des grèves. On aurait tort, cependant, de croire que l’auteur a pré
tendu faire une « pièce politique » ou « sociale». Il effleure la question, plus qu’il ne l’approfondit. Celle-ci n’est qu’un inci
dent curieux et accessoire, dans son action dramatique, et rien de plus. Ça n’est pas, d’ailleurs, qu’il recule devant la mise à jour de son opinion, car il conclut crânement à la résis
tance patronale à outrance, alors que le patronat se trouve en présence de revendications injustifiées, qui doivent le conduire à la ruine.
Tout naturellement, il s’est fait un certain bruit autour de la Barricade, dont les conclusions n’ont pas été du goût de tout le monde. Les gréviculteurs et les syndicalistes, qui sont habitués à ne trouver en face d’eux que la lâcheté et la veulerie, se sont révoltés à l’idée de voir se dresser un obstacle, et ont senti leurs oreilles offensées par l’audition d’une parole franche et courageuse. Il y a même eu des protestations écrites, des débordements de prose plus ou moins littéraire, ce qui n’a fait, d’ail
leurs, qu’augmenter le succès de la pièce, en fouettant la curiosité publique. Bien mieux, nous eûmes l’intervention du citoyen Pataud, ce personnage falot, auquel la presse, sans doute à court de copie, se plaît à faire une publicité inutile. Donc, M. Pataud a écrit à Bourget, pour solliciter une place, afin de voir sa pièce sans bourse délier. Courtoisement on lui en
a octroyé deux. A la suite de quoi, il a bien voulu déclarer que « ça n’était pas ça du tout! Que M. Bourget n’y entendait rien, et qu’avant de traiter la question de grèves et syndicats, l’auteur aurait dû le consulter, etc... » Il a aussi daigné donner son appréciation sur la pièce elle-même, en tant qu’œuvre dra
matique, et cette opinion n’est qu’à demi favorable. Seulement voilà : si M. Bourget n’est pas au courant des grèves et de l’action syndicaliste, nous pouvons affirmer que M. Pataud, lui, est absolument ignorant des choses de théâtre. C’est une éduca
tion à faire. Dame, si Pataud qu’on soit, on n’a pas la science infuse. Et celui-ci aurait dû simplement dire, en évitant toute critique oiseuse, si la pièce l’avait intéressé ou ennuyé, ce qui n est que question d’impression. Il aurait même pu ajouter, s’il avait, à son gré, passé une mauvaise soirée, que tout au moins il ne regrettait pas son argent, puisqu’il n’en avait pas donné.
En attendant, la Barricade admirablement mise en scène par Porel, un maître en cet art qui devient de plus en plus diffi
cile et compliqué, est très bien jouée jusqu’en ses moindres rôles par Lérand, Gautier, Lévesque, Baron, Mesdames Yvonne de Bray, Ellen Andrée, et surtout par le brave Jotfre, parfait dans un rôle de vieil ouvrier qui tient bon pour la liberté et refuse de courber sa volonté devant la tyrannie syndicaliste.
Aux Nouveautés, Noblesse oblige!.., vaudeville en trois actes de Maurice Hennequin et Jean Véber, n’a eu que la moitié d’une réussite. Cependant, la pièce est bien construite, habile
ment faite, avec un quiproquo mieux justifié qu’à l’ordinaire, et, ce qui est rare, un excellent troisième acte. Alors, pourquoi ? me direz-vous. Pour plusieurs raisons : d’abord, je crois, parce que le «genre» est un peu fatigué. Les «genres» n’ont qu’un temps, il faut qu’on les renouvelle, et il me semble que le moule du vaudeville est en passe de s’user, comme s’est usé celui de l’opérette. Vaudeville et opérette se réveilleront, peut-être, à un
moment donné, mais il est très évident qu’ils sommeillent en ce moment. Ensuite, Noblesse oblige! a un petit côté politique, ce qui est toujours dangereux. La politique au théâtre, c’est tout ou rien ! C’est parfait quand on attrape le côté ultra-comique, jusqu’à l’ironie, comme dans le Roi, ou qu’on se réclame de la comédie de mœurs, comme dans le Député de Bombignac, alors qu’ici il y a eu trop, ou «trop peu ». Je crois, d’ailleurs, qu’une action politique est mal sertie dans le cadre des Nouveautés.
Au théâtre Michel, un jeune auteur, inconnu, frais éclos, s’est offert pour ses débuts un joli succès avec une pièce en trois actes, très fine, délicieusement dialoguée : le Rubicon. Le public s’y est pâmé d’aise. Le sujet, assez nouveau, est scabreux en diable; mais l’auteur, avec une habileté sans pareille, a couru
à travers les obstacles, sans trébucher, tout comme les boules d’ivoire sur le billard chinois : pourquoi Germaine, mariée à un aimable homme, se refuse-t-elle absolument à être « tout à fait » la femme de son mari? Sophie Arnould a expliqué le phéno
mène quand elle a dit : « Certes nous nous aimions beaucoup, mais il y avait incompatibilité de peau... » Pour cette raison, ou pour une autre, il est certain que Germaine résiste absolument au grand désespoir de son mari très amoureux, au grand émoi de sa mère très surprise, jusqu’au moment où un accident psy
chologique, aidé de quelques coupes de champagne extra-dry, la ramène au sentiment du plus exquis des devoirs, un devoir qui est un plaisir. Tout cela est développé avec un tour de main étonnant chez un jeune auteur, qui, avec la fraîcheur d’un talent qui vient d’éclore, a déjà l’expérience d’un vieux prati
cien. Il a d ailleurs eu belle chance pour ses débuts, le jeune auteur, d’avoir pour interprète une exquise comédienne, Made
leine Lély, qui a joué, avec un adorable sentiment des nuances,
le rôle difficile, dangereux même, de l’épouse récalcitrante ; elle en a évité toutes les chausse-trapes, restant chaste, élégante, spi
rituelle et vraie, à travers les situations les plus périlleuses. J’avais déjà signalé cette artiste, comme très intéressante et l’avais suivie dans ses différentes créations. Celte fois, elle s’est surpassée, et je n’hésite pas à la placer au premier rang. Elle est d’ailleurs bien secondée par la fine comédienne Juliette Darcour, par Burguet et Rozembert, qui forment un très bon ensemble d’interprétation.
Cependant, la Scala vient de donner sa revue annuelle, très brillante, très pimpante, avec des tableaux animés vraiment suggestifs, entre autres une série, en camaïeu, des estampes du temps jadis, où le crayon des Baudouin et autres ignorait la pudeur gênante dont il s’affranchissait galamment. De jolies filles court-vêtues, — juste l’indispensable, — des couplets bien troussés... comme les jolies filles, des scènes comiques, des cos
tumes éclatants, voilà le bilan de la Revue, qu’on aura loisir de voir pendant des centaines de soirées !
On a conduit, il y a déjà près de deux semaines, à sa dernière demeure, une artiste qui fut pendant des années une des reines du théâtre de comédie, Marie Delaporte, la créatrice de ces rôles de jeunes filles qui tiennent une place singulière dans le théâtre d’Alexandre Dumas, et dont le type se reproduit, à satiété, dans le répertoire actuel. Sortie du Conservatoire en 1854, avec un second prix de comédie, elle était entrée au Gymnase, sous la direction de Montigny, qui avait fait de ce Gymnase la plus admirable des écoles dramatiques. De 1834 à 1867, adoptée par Dumas, par Sardou, par Feuillet, les maîtres de l’époque, elle avait créé successivement la Question d’argent, l’Ami des femmes, le Père prodigue, les Idées de Madame Aubray, dans le répertoire d’Alexandre Dumas, et avec quel succès ! — Aussi les Bons Villageois, les Vieux Garçons, les Bourgeois de Pontarcy, de Victorien Sardou ; Montjoie, d’Octave Feuillet... Que sais-je encore? Elle avait quitté le Gymnase en 1867, et était partie pour la Russie où elle resta au théâtre Michel jusqu’en 1874, époque à laquelle, jeune encore, elle avait pris sa retraite.
FÉLIX DUQUESNEL.