LE MOIS MUSICAL
Lannée 1909 avait fini de noble et artistique façon, à l’Opéra. L’année 1910 s’annonce aussi belle, aussi digne d’une direction qui s’efforce, en dépit des difficultés sans cesse renaissantes, de renouveler le plus possible l’intérêt de ses spectacles, l’attrait de leur interprétation. Elle nous a apporté une double surprise. Elle nous a rendu Salammbô, l’ar
dent, le pittoresque, l’émouvant chef-d œuvre d’Ernest Reyer, — comme pour honorer le premier anniversaire de la mort de ce musicien-poète, — et elle y a fait reparaître l’admirable artiste qui en a créé, en 1891, le rôle principal : Albert Saléza.
Salammbô renferme quelques-unes des pages les plus inspirées et les plus indépendantes qu’ait jamais écrites un musicien français. Le mystère troublant des nuits lunaires, comme les ardeurs fiévreuses de la passion orientale, ont trouvé chez Reyer un évocateur souverainement éloquent. Nul, comme lui, n’eût paré de cette autre magie des sons la puissante création de Flaubert (qui lui avait lui-même légué son œuvre) ; nul, comme lui, n’eût mis au service de ces caractères si originaux et de ces scènes parfumées de tant de grâce ou exaltées de tant d’émotion, un aussi savoureux coloris sonore, une aussi pénétrante sincé
rité d’expression. L’acte du Temple de Tanit, la scène d’Hamilcar au Conseil des Anciens, la rêverie de Salammbô sur sa
terrasse aux colombes, l’épisode où Mathô conquiert en quelque sorte l’âme de Salammbô venue dans sa tente..., autant de pages d’un caractère et d’un style incomparables. Et quels souvenirs n’avaient-elles pas laissés, dans la surprise de leur nouveauté, dans l’émulation vibrante et enthousiaste de leur interprétation première !
De véritables acclamations ont remercié Albert Saléza d’avoir, seul encore sur la brèche, réveillé cette flamme de jadis, trop pâlie depuis. Ce rôle de Mathô, si plein de vie et si pathé
tique, qui donc l’a incarné comme lui ? Nous l’y avons retrouvé avec toute son autorité, toute sa foug ue, avec celte voix chaude qui sait trouver des accents plus poignants que jamais, ce jeu large et puissant, constamment à l’action, dont l’expression est si évocatrice, avec, enfin, tout ce prestige singulier qui établit comme un lien spontané entre l’acteur et le spectateur, et les fait vibrer à l’unisson. Quelle ampleur de diction dans les scènes où il surprend Salammbô dans le Temple, quelle sincérité et quelle éloquence dans celle où il l’accueille sous sa tente, quelle âme lorsqu’il revient, après la bataille, trahi, vaincu, désarmé,
le cœur à bout de forces, maudire Salammbô......« Salammbô........ si perfide et si belle !... » La salle en a comme frissonné.
Deux Salammbô ont paru à côté de cet exceptionnel Mathô. L’une, c’est Mademoiselle Hatto, qui déjà avait incarné le rôle, et qui en rend avec intensité l’émoi mystique, avec grâce la poésie d’expression, avec émotion l’angoisse fiévreuse. L’autre, c’est Mademoiselle Demougeot, qui jamais ne trouva rôle mieux fait pour mettre en relief toutes ses qualités de style, de noblesse et de souplesse vocale, et, dans ces pages exquises du Temple ou des colombes, qui demandent tant de délicatesse et de sûreté, surpassa vraiment, par la perfection de son art, tout ce qu’on attendait d’elle. — De nouveaux venus : M. Altchevsky, dont la belle voix s’épanouit à l’aise dans Shahabarim ; M. Duclos, Spendius plein de mordant; M. Cerdan, Narr’havas vigoureux et large, méritent aussi les plus francs éloges.
A l’Opéra-Comique, un nouveau spectacle a inauguré l’année, mais non pour des œuvres nouvelles. C’est la Phryné de M. C. Saint-Saëns, reparue après plus de six ans d’absence, et le Paillasse de M. Leoncavallo, hérité de l’Opéra, où il ne paraissait plus depuis la même époque. De l’une et de l’autre, l’interprétation était toute renouvelée, et c’est là surtout que ces reprises ont trouvé leur attrait. A vrai dire, Phryné ne devrait jamais quitter tout à fait le répertoire, si 1’« Opéra-Comique »
ne porte pas un vain nom : nulle œuvre, dans ce genre léger et plaisant, fidèle à la vieille formule française, qui soit relevée de plus d’esprit, à l’orchestre comme sur la scène, parfois même de plus de grâce ; les instruments s’y ébattent, comme les per
sonnages; c’est un badinage à fleur de peau, mais d’un maître- La musique de Paillasse n’a pas cette légèreté ni ce tact, mais elle est bien aussi celle qu’un tel sujet réclame. Elle vise à une
grande sincérité, et l’on ne peut dire qu’elle n’y atteigne : plus d’une page offre une vraie éloquence ou bien un rythme ingé
nieux et en situation (au second acte, par exemple, lorsque se joue, sur les tréteaux, la terrible partie de la feinte et de la vérité) : les moyens surtout sont vulgaires.
L’interprétation de Phryné est d’autant plus inédite, pour le rôle principal, que choisir Mademoiselle Nicot-Vauchelet, ce n’était pas seulement utiliser la voix la plus pure et la plus fine qui se pût entendre, c’était mettre en relief le charme séduisant de la célèbre beauté grecque, sans insister sur la facilité de sa morale. Mademoiselle Nicot a toujours une grâce naturelle de jeune fille. Mais pourquoi pas ? puisque nulle part le livret ne
la montre sous l’aspect d’une coquette sans pudeur ou d’une rouée pleine d’expérience. C’est surtout la jeunesse de l’inter
prète qui donne au rôle un aspect nouveau. Mademoiselle Nicot y fut exquise, de voix et de manières. Près d’elle, Madame Herleroy incarna, avec une jolie vivacité d’enfant et une voix gra
cieuse, la petite Lampito. Elle dit aussi le dialogue avec beau
coup de légèreté, et ce mérite fut partagé par M. Francell, charmant Nicias, d’une simplicité jeune et bon enfant. C’est à M. Allard qu’échut le lourd héritage de Lucien Fugère dans Dicéphile, mais il a les épaules solides, et se montra chanteur et comédien excellents.
Paillasse avait pour protagonistes deux artistes qui déjà, sur d’autres scènes, s’y étaient taillé de grands succès : M. Salignac, superbe d’émotion sincère, de flamme contenue, de pathétique vocal dans Paillasse, et M. Albers, magnifique d’élan dans le prologue que Tonio dit en s’adressant au public, et d’un robuste caractère dans la pièce même. Près d’eux, Mademoiselle Lamare fut une souple Nedda, au jeu élégant; MM. Cazeneuve et Vigneau ne furent pas moins bons dans Beppo et Silvio. — Quant à la mise en scène, on ne peut qu’en admirer l’intensité de vie dans un espace si restreint. J’attendais le dénouement et le fameux mot « la comédie est finie » : c’est une version nou
velle qu’il apporte, en quelque sorte, Jadis, à Vienne, Ernest Van Dyck, qui créa l’œuvre en Allemagne, éclatait d’un rire de folie en tirant le rideau, qu’il arrachait à moitié. A Paris, à l’Opéra, Jean de Reszké tirait aussi le rideau, mais d’un geste lent et comme empreint d’une horreur sinistre. Cette fois, M Salignac, le double meurtre accompli, s’immobilise en une balbutiante et inerte stupeur. L’effet est moins grand, à mon sens.
Enfin c’est Trianon-Lyrique qui nous réclame. Il nous a donné du nouveau, pour Paris du moins : la Laura de
M. Charles Pons, dont le poème est signé Paul Bérel. Ce n’est pas une œuvre essentiellement originale, et si le sujet a déjà assez souvent défrayé les drames lyriques de demi-caractère, la musique n’est pas sans parenté avec celle de plus d’un maître d’aujourd’hui. Le drame nous montre la jeune naïveté d’un poète de province aux prises avec une belle chanteuse de tour
née, dont le caprice vagabond se plie fort peu à n’appartenir qu’à un seul, et qui ne s’attache à son exigeant soupirant que lorsqu’elle l’aura vu sur le point de la tuer. Il est vrai qu’elle s’attache alors avec une tendresse et une sollicitude sans pareilles, qui aident l’infortuné à mourir en paix, lorsque la phtisie l’enlève, sous le ciel de San-Remo, au moment où sa mère arrivait pour l’arracher à celle qu’elle jugeait son mauvais génie. — La musique a surtout le talent de la simplicité et de l’adresse. Les préludes symphoniques sont adroits, les ensembles d’une bonne sonorité, et diverses chansons, airs, duos, tournés avec élégance. Interprétation bien au point, très fondue, où brillent Mademoiselle Jeanne Morlet, à la voix aussi sûre que le jeu, qui a du brio et de la tendresse tour à tour, M. Jean Laure, baryton au timbre chaleureux, et M. Ro
land-Conrad, ténor à la voix déliée, sans oublier, ni Made
moiselle Calvieri pour ses danses, ni l’orchestre et son chef, M. Cherubini.
HENRI DE CURZON.