THÉATRE IMPÉRIAL DE L’ODÉON Spectacle du 14 Janvier 1869. — Première Représentation
LE PASSANT
(Souvenirs de l’Auteur) La première représentation du Passant a été ra
contée par plus d’un, excepté par l’auteur. On
me demande aujourd’hui de chercher, au fond de ma mémoire, quelques souvenirs de cette lointaine soirée qui fut si heureuse pour moi,
et je le fais bien volontiers. Cela me rajeunira pendant un moment.
En 1868, j’étais le plus obscur des accoupleurs de rimes. Le titre de mon premier recueil de vers, le Reliquaire, avait été cité par Théophile Gautier dans son rapport sur la poésie française et, après avoir lu la mince plaquette, Intimités, Sainte-Beuve m’avait adressé une lettre flatteuse qu’on a publiée après sa mort, dans un volume de correspondance.
Mes premiers vers n’étaient alors connus que d’un groupe de poètes et d’un petit nombre d’amis de la poésie.
Ces faibles encouragements suffisaient d’ailleurs pour me pousser à la persévérance. J’é
tais sans ambition aucune, j’ignorais le vain désir de la gloire et je faisais des vers seulement pour le plaisir.
Cependant Anatole Lionnet, l’un des fameux jumeaux, s’é
prit d’une courte pièce des Intimités, qui n’avait pas de titre, mais qu’il appela le Bou
quet de Violettes, et la récita un peu partout. Puis la tragédienne Agar, alors dans toute la splen
deur de son talent et de sa beauté, lut par hasard dans l’Artiste, revue que dirigeait Arsène Houssaye, mon récit la
Bénédiction et résolut de la déclamer dans un concert. Elle m’en fit avertir par un de ses amis, Ernest Lépine qui, sous son nom et sous le pseudonyme de Quatrelles, a écrit d’aimables ouvrages.
Ayant applaudi — dans la salle Pleyel, si je ne me trompe — la superbe artiste, qui sut donner toute l’ampleur d’un
drame au sanglant épisode que j avais ajouté aux horreurs de la prise de Saragosse, j’allai tout naturellement, peu de jours après, remercier mon interprète dans sa loge, à l’Odéon. Drapée dans le péplum et chaussée du cothurne, — car elle incarnait, ce soir-là, la Camille de Cor
neille, — elle accueillit avec une exquise bonté le jeune homme très intimidé qui péné
trait pour la première fois dans les coulisses.
Elle m’invita à revenir. Je revins.
« Aux termes de mon engagement, — me dit-elle, au cours d’une de mes visites,—une représentation sera donnée, l’hiver
prochain, à mon bénéfice et j’en arrêterai moi-même le programme... Faites-moi donc, pour cette circonstance, une brève saynète, un dialogue à deux personnages, quelque chose de court et de facile à monter... »
Jusque-là, je n’avais jamais songé à écrire pour le théâtre. Poète désintéressé, — mes premiers vers avaient été imprimés à mes frais, bien entendu -— je rêvais tout au plus de laisser, après moi, une ou deux fleurs poétiques dans l’herbier des florilèges. Mais ce que me demandait Agar n’était pas un ouvrage drama
tique ; c’était seulement un duo en vers, un poème à deux voix. De cela, je ne me crus pas incapable.
Me rappelant le délicieux « Chanteur Florentin » de Paul Dubois, que j’avais admiré au Salon dans la fraîcheur du plâtre, j’eus le caprice d’imaginer la chanson d’amour et de jeunesse
qu’il accompagne sur saguitare au long manche et, en quelques jours, je fis le Passant.
Ce furent de belles heures. J’habitais alors, avec ma vieille mère et ma sœur aînée, un très modeste logis, à Montmartre, au fond du passage de l’Élyséedes-Beaux-Arts. Là, quand j’ouvrais la fenêtre de ma très étroite chambrette, je me trouvais, pour ainsi dire, dans l’intérieur d’un grand arbre, d’un beau tilleul, et, dans ses branches, au printemps, après le coucher du soleil, des cen
taines de moineaux y faisaient, comme disent les bonnes gens, leur « prière du soir », c’est-à- dire le ramage extraordinaire que j’ai noté dans ce vers :
‘Bruit pareil à celui d’une
[immense friture.
On m’a beaucoup reproché cette comparaison réaliste; elle a cependant le mérite d’être exacte.
J’avais alors peu de temps à moi, car, pour gagner le pain
quotidien, je passais une grande partie de la journée au ministère de la Guerre, où j’occu
pais un petit emploi. Mais, vers cinq heures, j’étais de retour à la maison, et ce furent peutêtre les plus doux instants de ma vie, ces soirs de septembre
où j’écrivis le Passant, près de ma fenêtre ouverte, devant ce feuillage déjà rouillé où les oiseaux ne chantaient plus, mais que leurs ébats faisaient frémir et au travers duquel je voyais le ciel d’or d’un couchant d’automne.
Lorsque Agar eut entendu la lecture de mon manuscrit, elle fut enthousiasmée.
« Je jouerai donc Sylvia, — s’écria-t-elle, — et il y a justement