à l’Odéon, une de mes jeunes camarades, Sarah Bernhardt, qui est charmante et qui me semble tout exprès mise au monde pour représenter Zanetto. »
Puis, du temps passa, le « bénéfice » d’Agar ne devant avoir lieu qu’à la fin de l’hiver, et je ne songeai plus guère au Passant. Dans tous les cas, je ne fondais sur lui que de médiocres espé
rances. Tant d’autres avaient fait jouer avec honneur un acte en vers, à l’Odéon, sans que le succès eût de nombreux lende
mains, qu’il me semblait, en les imitant, observer un usage, une sorte de rite, et rien de plus. Mon petit ouvrage m’avait donné une grande joie, celle de le produire ou, pour mieux dire, de l’improviser. Quant au résultat de sa manifestation devant le public, je l’attendais sans illusions et sans impatience.
Cependant, quand Agar annonça aux deux directeurs associés qui administraient alors l’Odéon, MM. de Chilly et Duquesnel, qu’elle jouerait, le soir de son « bénéfice », l’œuvre d’un jeune poète, ils eurent le désir de la connaître et Agar leur communiqua le manuscrit. L’un et l’autre furent tout de suite con
quis, aussi bien Chilly, ancien « traître » de l’Ambigu et vieux routier de théâtre, que Duquesnel, esprit cultivé et d’un goût délicat et sûr.
« Il ne faut pas, —dit Chilly à la tragédienne, —jouer cela dans ce « bénéfice » où la presse ne viendra pas, mais bien comme on joue les autres pièces, devant les journalistes et le public des « premières ».
L’excellente Agar se garda bien de les contredire et, vers la fin de décembre, on mit la pièceàl’étude. Le croira-t-on?
Je n’ai assisté qu’aux dernières répétitions, non par indiffé
rence, mais parce que tout le monde — les deux comé
diennes et les deux directeurs — m’avaient dit : « Laisseznous faire... Vous n’y en
tendez rien... » Ce qui était d’ailleurs la vérité.
Mais j’étais présent, cela va sans dire, à la répétition générale avec décor, costumes et musique, et là, je fus en
chanté. Par un concours d’heureuses circonstances comme on en rencontre rare
ment, mon petit ouvrage allait être présenté au public dans les conditions les plus favorables.
D’un drame joué récemment et qui n’avait pas réussi, il restait un charmant et poé
tique décor dont le paysage et les parties d’architecture, inondés par la lueur bleue du clair de lune, étaient comme baignés dans une atmosphère de rêve. Pour la sérénade :


Mignonne, voici l’Avril,


le chef d’orchestre Ancessy avait composé une mélodie qui— sans valoir le petit chefd œuvre inspiré un peu plus tard au maître Massenet — était fort agréable ; et comme, en ce temps-là, il y avait en


core, dans tous les théâtres,


un groupe d’instruments de bois et de cordes qui jouait pendant les entr’actes, le directeur Chilly, se souvenant
des tremolos de l’Ambigu, avait eu la bonne idée de faire accompagner mes vers, çà et là, par une discrète musique dont le vieil Ancessy avait choisi les airs, avec beaucoup de tact, dans la gracieuse partition de Giselle.
La mise en scène était donc excellente. Mais que dire des deux interprètes ? Que dire d’Agar, si majestueusement belle dans sa robe de satin blanc à longue traîne et dressant, sous sa chevelure ténébreuse, i< le front stupide et fier » que Musset donne à la courtisane Belcolor? Que dire de Sarah si mince,
si svelte — avec sa gloire, allaient commencer les plaisanteries hyperboliques sur sa maigreur d’alors, — de Sarah, dépourvue, par bonheur, des hanches et des cuisses qui rendent si invrai
semblables et même si choquants les rôles de travestis, de Sarah dont toute la personne avait la souplesse, la légèreté, la grâce de l’éphèbe ?
Et quel admirable talent chez l’une comme chez l’autre ! Quelle noblesse d’attitudes et de gestes, quelle émotion profonde chez ma Sylvia ! Quel enivrement, quelle joie, quelle folie de jeunesse chez mon Zanetto ! Toutes deux disaient les vers à mer
veille, et l’on jouissait, avec un plaisir physique, pour ainsi
dire, du contraste de ces deux harmonieux organes, de la voix enchanteresse, de la « voix d’or », de Sarah alternant avec le pathétique contralto d’Agar.
Un mot s’impose pour qualifier la première interpré
tation du Passant. C’était la perfection même.
Je sortis de cette répétition — on le devine — abso
lument satisfait, tout à fait ravi, mais sans éprouver le pressentiment, je l’avoue, que la soirée du lendemain aurait une influence décisive sur toute ma vie. Là-haut, à Montmartre, dans l’humble logement de la famille, on était, certes, bien content que j’eusse écrit un acte en vers et qu’il lut joué, mais on ne faisait pas non plus, à propos de ce mince événement, de rives ambitieux.
Cependant, le soir de la « première », ma vieille maman et ma sœur ayant, pour la circonstance, fait un peu de toilette, — oh ! elles ne pouvaient pasen faire beau
coup — nous nous mime? en route pour l’Odéon, très modestement, en omnibus.
Mais, encore une fois je le répète, pendant le voyage qui fut lent, comme d’habitude, avec arrêts aux stations, appels des numéros et coups de
timbre du compteur, je ne me doutai nullement que notre véhicule démocratique était, pour moi, un chartriomphal.
On arriva. J’installai, dans une baignoire, ma mère et ma sœur qu’accompagnait un vieil ami, et je montai sur la scène du théâtre.
On jouait, en ce moment, comme lever de rideau, un autre acte en vers, dont j’ai oublié le titre et dont l’au
teur, Jean du Boys, pauvre poète aujourd’hui bien oublié, mais qui avait obtenu
Photo Pierre Petit.


M-lle AGAR


DU THÉATRE IMPERIAL DE L’ODÉON