quelques succès, devint fou et mourut peu de temps après. En passant derrière le décor, pour monter dans les loges et saluer mes deux actrices, j’entendis des applaudissements, assez faibles, il est vrai, mais dans lesquels mon oreille sans expérience ne sut pas reconnaître l’effort impuissant de la claque.
O naïveté du jeune âge ! Je souhaitai alors, pour le Passant, un succès pareil à celui du malheureux lever de rideau qui venait de tomber à plat.


C’était mon tour, à présent.


On fit descendre du cintre la toile de fond, on installa les por
tants, on alluma le « clair de lune », et les toiles peintes, vues de près,
me parurent fort laides. Mes deux interprètes arrivèrent, moins belles et moins aimables qu’ordinairement, me sembla-t-il, sous le maquillage toujours un peu brutal et avec ce regard de distraction et de vague inquiétude qu’on retrouve chez tout comédien sur le point d’entrer en
scène. Alors seulement je sentis le serrement de cœur, la si douloureuse angoisse des « premières ».
Enfin les trois coups furent frappés et je me réfugiai classiquement dans la coulisse de gauche — « côté jardin » — en compagnie du pompier.
La toile se leva, avec son sifflement faible et prolongé, et, dans un silence effrayant, la belle voix d’Agar lança le premier vers :


Que l’amour soit maudit! Je ne puis




[plus pleurer.


Oh! l’atroce minute! Je tremblais, maintenant, d’émotion ner
veuse et de peur. Mais, dès le milieu du monologue de Sylvia, les pre
miers applaudissements se firent entendre, et lorsque Zanetto fut en scène, ils redoublèrent, puis furent accompagnés d’explosions de bravos et atteignirent un surprenant degré d’in
tensité. A la fin de plusieurs groupes de vers, délicieusement dits par Sarah Bernhardt, j’entendis même de nombreuses voix crier bis.
Le cliché « tonnerre d’applaudissements » n’est pas tout à fait exact. Ce bruit ressemble moins au grondement qui suit un coup de foudre qu’au fracas de la grêle criblant des toitures métalliques. Cette nuance notée, l’impression est pourtant bien celle d’un orage qui crève, et quand éclata en ma faveur cet orage d’applau
dissements et de clameurs, j’éprouvai — ai-je besoin de le dire ? — un soulagement délicieux.
Cependant, ce n’étaitpas encore dans cette coulisse, à côté du pompier par
faitement calme, que je pouvais mesurer la portée du succès. Dans la salle seulement, j’aurais pu m’en rendre compte.
Oui, cette fameuse « première » du Passant qui devait me rendre célèbre
en moins d’une heure et décider de ma carrière littéraire, je n’y ai, pour ainsi dire, pas assisté ou du moins je n’en ai qu’assez mal entendu le glorieux écho


entre deux châssis du « côté jardin », auprès d’un pompier impassible. C’est un des plus vifs regrets de ma vie.


N’exagérons rien. Le tumulte d’ovation qui salua mon nom jeté par Sarah au public, les trois ou quatre rappels auxquels durent répondre mes deux interprètes, la joie avec laquelle, en me donnant l’accolade d’usage, elles m’étrei
gnirent de leurs bras parfumés, la chaleureuse poignée de mains des directeurs, furent pour moi des preuves immédiates et manifestes que mon poème dialogué avait pleinement réussi ; et lorsque, dans le foyer des artistes, je fus entouré et félicité par une foule de beaux messieurs et de belles dames connus de tout Paris et que seul, pauvre petit solitaire, je ne connaissais pas,
j’eus bien la certitude que le sort du Passant était autre que celui de l’acte en vers « rituel » que tant de jeunes poètes avaient fait jouer à l’Odéon.
Mais, le lendemain matin seulement — telle est la vérité — je compris, en lisant les journaux et leurs articles presque tous enthou
siastes, de quel coup de fortune je venais d’être favorisé.
Puis, dans les deux ou trois jours qui suivirent, je reçus dans
mon humble chambre, des visites. extraordinaires. Camille Doucet,qui fut pour moi, par la suite, le plus paternel et le plus dévoué des amis,
Camille Doucet, alors directeur général des théâtres, vint m’annoncer que ma pièce serait bientôt re
présentée aux Tuileries. Théophile Gautier, l’excellent maître, m’apporta une invitation de la prin
cesse Mathilde, avec qui je devais me lier d’une affection qui a duré pendant trente-cinq ans. Enfin, mon cher éditeur Alphonse Lemerre, — c’était là le bouquet du feu d’artifice — accourut me dire, avec une joie exubérante, qu’il ne restait plus, dans sa boutique, un seul exemplaire du Reliquaire ni des Intimités et que les éditions de ma pièce s’épuisaient avec une folle rapidité.
C’en était fait. A partir de là, je fus « l’auteur du Passant », et, pendant longtemps, on n’a guère imprimé mon nom sans le faire suivre de ce titre. Ayant produit beaucoup — trop, peut-être — depuis lors, en vers et en prose, j’ai été parfois agacé de cette obstination du public à ne se souvenir que de ce court poème. J’avais tort.
Aujourd’hui, sur le déclin de la vie, sachant que tout est vanité — la re
nommée littéraire comme le reste — je garde pourtant un sentiment attendri et mélancolique pour mon cher petit Passant; car je lui dois une faveur qui n’est accordée qu’à peu d’élus, — du complet bonheur en pleine jeunesse.
FRANÇOIS COPPÉE.
BRACQUEMOND. — le passant (Scène finale)
Eau-forte
François Coppée en 1867. — Médaillon, par Henri Cros