La Quinzaine Théâtrale


Lévénement dramatique de la « quinzaine » ç’a été la représentation, au Théâtre des Nou
veautés, de l’Ange du Foyer, une nouvelle comédie enfantée par la collaboration Caillavet et de Fiers, celle à qui on a dû, au même théâtre, les Sentiers de la Vertu. La réussite de la seconde pièce a fait heureux pendant à celle de la première. Il me paraît cependant que l’Ange du Foyer a moins de clarté, que son action est plus
imprécise et son dénouement prévu dès le début, mais les auteurs se sont rattrapés, chemin faisant, sur les détails d’exécution qui sont charmants, de grande délicatesse de touche, et où ils ont semé l’esprit, de main généreuse.
L’Ange du Foyer a beaucoup plu, et semble devoir être ce qu’on appelle le « succès d’argent ». Il faut convenir, d’ailleurs, que l’interprétation y est pour quelque chose, car la pièce est bien jouée, du côté masculin surtout, par Noblet, diseur dis
tingué, de belle finesse, qui détaille avec la verve d’un bon comique de genre, le rôle d’un mari qui aime sa femme, sans s’en douter, parce qu’il n’y a jamais eu entre eux, pour ainsi dire, communauté d’existence, l’un entrant par une porte, alors que son conjoint sort par l’autre. Du côté de Monsieur: c’est sport, poker, bridge, cercle, soupers, petites femmes... Du côté de Madame : couturier,visites,flirt,fiveo’clock... Les heures passent vite ainsi, et font des journées, les journées font des mois, et la galère conjugale file à toutes rames, sans qu’on ait eu le temps de se voir : ainsi se fait le « malentendu ». Torin est « l’ange du foyer », celui qui veille sur le mari dont il ne serait pas fâché de détourner la femme. Il apporte en ce rôle son talent coutumier qui est de franchise brutale, son débit cassé mais toujours juste, son art de lancer le mot à effet, ainsi qu’il ferait d’une pierre, au
travers des vitres, sa pantomime de pantin aux fils tendus, et sa mimique expressive de tête de- caoutchouc. Le côté féminin ne comprend que deux rôles, tous deux très bien tenus, celui de Madame Chardin, l’épouse incertaine, et de Chouquette, la petite cocotte de galanterie résignée. Marianne Chardin, c’est Mademoiselle Marcelle Lender, élégante au point de faire applaudir ses toilettes, — elles ont leur part au succès, et sont d’un goût exquis, — marivaudant avec charme, et ne sortant jamais de son personnage. Chouquette, c’est Mademoiselle Suzanne Carlix, fine comme l’ambre, de naïveté délicieuse, avec une petite pointe de rouerie qui pimente sa grâce et sa joliesse.
Je m’aperçois qu’au courant de ces revues rapides, j’ai omis de signaler Tom Pitt, le Roi des Pickpockets, qui fait les beaux soirs du Châtelet, une féerie découpée sur le patron habituel de la maison, mais dont le ragoût se relève du jeu pittoresque de Max-Dearly, l’acteur-Protée, le transformiste habile que vous connaissez, qui danse, chante, se démantibule, et se raccommode à volonté, et d’une série de fort beaux décors, en tête desquels il faut citer le bal costumé de l’Opéra de Santa-Allegro, une merveille de hardiesse décorative, avec perspective à perte de vue.
Je note au courant de la plume quelques pièces éphémères qui ne sont pas sans valeur, mais ne fourniront qu’une carrière rapide : la Marche forcée, un vaudeville en trois actes, joué au Palais-Royal, signé Georges Beer et Marc Sonal. C’est amusant et banal à la fois, mais a le tort de ressembler à trop de pièces déjà vues ; le Talisman, une fantaisie symbolique en quatre actes d’après Fulda, qui, lui-même, l’avait prise au conteur Andersen, habillée de jolis vers par Louis Marsolleau, qui a réussi, mais n’a pu pousser à souhait, dans le terrain ingrat des Bouffes-Parisiens.
A l’Odéon, on a joué YHippolyte couronné, de Jules Bois, un drame tragique, d’après Euripide, représenté l’été dernier, avec succès, au théâtre d’Orange. C’est une étude intéressante comme il est du devoir de l’Odéon de nous en présenter de loin en loin, et je dois rendre cette justice à la direction du second Théâtre- Français, que l’épreuve a été tentée avec libéralité; décors et
costumes sont au moins suffisants, et la distribution qui comprend MesdemoisellesSergine(Phèdre), Even (Ænone); MM.Marquet (Hippolyte) et Dorival (Thésée), est la meilleure que pouvait offrir la troupe de l’Odéon.
Enfin, aux Variétés, nous avons eu une reprise de Miss Ffelyett très brillante le jour de la première, mais qui n’a guère eu de lendemain, parce que cette opérette, souvent rejouée et ressassée, a paru avoir pris quelques cheveux blancs.
A la Comédie-Française, le Fils de Giboyer n’a guère eu meilleure fortune. La pièce qui fit quasi-scandale en 1862, a paru en 1905 d’intérêt médiocre. Les allusions politiques et sociales ultraviolentes jadis, ont semblé naïves et enfantines aujourd’hui. Ces combats inutiles contre des moulins à vent ont fait sourire.
Madame Eleonora Duse, la grande artiste italienne, a commencé la série de ses représentations au Nouveau-Théâtre (rue Blanche), et celles-ci ont eu grand succès. La Femme de Claude a inauguré la série devant une salle archicomble et très élégante, qui a acclamé la comédienne. Ce rôle de Césarine est d’ailleurs un des meilleurs de son répertoire. La Duse compose ce person
nage avec un art singulier. Elle y est bien la femme perverse, dans toute sa perversité, ce qui n’exclut ni le charme, ni la séduc
tion. Césarine est « insoumise, frivole, féroce, vénale » ainsi que la décrit Cantagnac, un des personnages de la pièce, et la Duse est tout cela. Elle a merveilleusement joué les deux scènes du second acte, qui sont, à elles seules, le grand intérêt du drame. Tour à tour câline, persuasive, humble avec Claude, son mari, jusqu’au moment où, perdant toute mesure, elle redevient ellemême et se redresse comme une vipère pour lui cracher son venin; tandis qu’avec Antonin, elle .est lascive et passionnée, l’étreignant de ses séductions, l’entraînant dans un spasme de volupté, qui aura la mort pour réveil.
Il fallait tout le talent de l’actrice pour faire accepter par le public de nos jours cette pièce mélodramatique dans laquelle le maître Dumas semble avoir oublié, pour une fois, cette logique dont il ne s’était jamais départi.
La seconde soirée, aussi brillante que la première, a été consacrée à ta Dame aux Camélias. Il faut convenir que la Duse, bien qu’élégante, souple et distinguée, n’a pas la forme de « convention » de Marguerite Gautier, expression de pur « parisia
nisme ». Mais si elle n’est pas Marguerite Gautier, peu m’importe, parce qu’elle est mieux et plus, « la femme qui aime, souffre et meurt ! »
La quinzaine s’est enrichie de deux premières représentations importantes. A la Gaité, ç’a été le Scarron de Catulle Mendès, comédie tragique, en cinq actes, en vers, où nous est narré le mariage du poète burlesque avec la jeune Françoise d’Aubigné, et... « ce qui s’ensuivit », comme on disait jadis dans les fantaisies romantiques. L’auteur n’a point suivi l’histoire pas à pas, il l’a parfois faite buissonnière, mais toujours poétique, et il l’a contée en une forme admirable. Le défaut du drame, c’est qu’il est mélancolique et douloureux, puisque son héros, pendant quatre actes, ne quitte pas le fauteuil à roulettes, où le cloue la paralysie de ses jambes. Dans l’histoire pittoresque, le mari de celle qui fut, par la suite, Madame de Maintenon, était, comme l’on sait, surnommé le « cul-de-jatte ». Coquelin a trouvé, dans ce rôle de Scarron, l’occasion d’une très belle création, sa meilleure, à mon gré, depuis Cyrano. Il a fait ressortir, avec beau
coup d’art, les côtés à la fois burlesques et touchants du rôle, ses colères sourdes, ses ironies comiques, ses jalousies contenues et ses tendresses maladives.
Pendant ce temps-là, on jouait au Gymnase l’Age d’aimer, une comédie en quatre actes, de Pierre Wolff, pour la rentrée de Réjane, retour des pays «les plus extravagants », comme le Don César de Ruy Blas. La pièce a réussi, et la comédienne s’est retrouvée elle-même. Nous vous parlerons des deux la prochaine fois.
FÉLIX DUQUESNEL.