LA QUINZAINE THEATRALE


De temps à autre on décentralise, aussi, bien que cette revue soit consacrée presque exclusive
ment aux théâtres parisiens, nous ne saurions rester indifférent à ce qui se passe à l’étranger, surtout quand il s’agit d’une pièce française jouée par des comédiens français en ballade. C’est le cas de Brichanteau, une comédie que Maurice de Féraudy, le sociétaire de la Comédie-Française, a tirée du roman de Jules Claretie, qu’il a fait jouer à Bruxelles, au Théâtre du Parc, lui-même — auteur et acteur, comme feu Molière, — interprétant le principal rôle, celui du comédien Brichanteau. 11 y a été très intéressant, et la pièce a remporté son succès. Je dis la pièce, est-ce bien une pièce? c’est plutôt une monographie, celle du comédien, à la façon de Keati, d’Alex. Dumas, avec cette différence que Kean est un héroïque, alors que Brichanteau est un burlesque comme l’est Delobelle d’Al
phonse Daudet dans Fromont jeune et Risleraîné ressuscité sous forme du Saint-Guillaume dans la Chonchelte de MM. de Fiers et de Caillavet.
A la Renaissance, nous avons eu une pièce nouvelle d’Alf. Capus, Monsieur Piégois, figure que l’auteur s’est reprise à luimême, car Monsieur Piégois, type du tenancier de Casino, avait été déjà silhouetté par lui dans sa pièce du Mariage bourgeois, représentée il y a quelque six ou sept ans au Gymnase. La nou
velle comédie a réussi, grâce à une interprétation excellente, car elle n’est pas une des meilleures du répertoire de l’auteur de la Veine. Le tenancier, amoureux d’une femme du monde, est médiocrement acceptable, et il a fallu le talent de l’auteur, doublé de celui des comédiens, pour le faire avaler par le public.


A la Comédie, nous trouvons un petit acte charmant : Il était une Bergère..., conte bleu serti de vers exquis, signé André


Rivoire, qui a été comme une compensation à la maussade mise à la scène du Shylock ou le Marchand de Venise, d’Alfred de Vigny, mal joué et mal monté, représentation inutile d’une
œuvre médiocre, malentendu d’un grand poète, qu’il eût mieux valu laisser dormir dans l’oubli du livre, — et aussi une première
représentation intéressante, celle jdu Duel*, la pièce attendue et depuis longtemps annoncée de Henri Lavedan. Très grand a été le succès du Duel, une pièce de construction simple, mais de forme et de détails assez nouveaux. Deux protagonistes, un docteur qui représente la « libre pensée » et un prêtre qui repré
sente le « spiritualisme religieux », sont en lutte et se disputent la conquête d’une certaine duchesse de Chailles, dont le docteur voudrait faire sa femme, ou mieux sa maîtresse, alors que le prêtre voudrait ramener à Dieu une âme plutôt fugitive, très incertaine, dans tous les cas. Prêtre et docteur sont deux frères ennemis, parce qu’ils sont séparés l’un de l’autre par l’infranchis
sable fossé de leurs doctrines, et c’est entre eux que s’accomplit le « Duel » moral qui n’est pas sans analogie avec la situation exposée jadis par George Sand dans son roman Mademoiselle La
Quintiniè. Dans la pièce de Lavedan, il y a un rôle qui est une trouvaille, qui a contribué beaucoup à la réussite de sa pièce, où il donne une note claire de bonne humeur qui se détache sur le fond un peu sombre, c’est le personnage de Mgr de Bolêne, évêque-missionnaire en Chine, belle et noble figure, esprit libéral, cœur indulgent, conscience ouverte. Ce prélat d’allure pittoresque, martyr redivivus, à la robe blanche et à la barbe non moins blanche, dont tous les traits respirent l’ineffable bonté, est accompagné partout de son Chinois converti, qui le suit ainsi qu’un chien fidèle, prêt à se faire tuer pour lui, après avoir été jadis un de ses tortureurs. Il est, cet évêque, le balancier de la pièce, le modérateur prudent, l’homme d’autorité, dont la sagesse fait l’équilibre de toutes choses, dontla parole calme et rafraîchit, c’est le Deus ex machina qui fait le dénouement du drame. Paul
Mounet, le comédien qui joue ce rôle, bien servi par sa taille, sa carrure, sa voix profonde, a contribué à rendre le personnage plus vivant encore, et sur toutes les lèvres résonnait le nom du noble prélat qui a servi de modèle, Mgr Lavigerie, dont on croyait revoir l’idéale effigie.
Au Vaudeville, la Retraite, encore en plein succès, a été remplacée par l’Armature, le drame que Brieux a tiré du
roman de Paul Hervieu, paru avec succès, en librairie, il y a sept ou huit ans. Les cinq actes de la pièce ont le défaut de manquer de lien et de clarté. C’est un peu la faute de leur ori
gine. Il a fallu les extraire de la brousse épaisse du roman, et abréger en les résumant, pour les besoins de la rapidité théâ
trale, des événements et descaractères, qui, par suite, deviennent moins compréhensibles. Les deux derniers actes, violents jusqu’à la brutalité, sont à effet, alors que les trois premiers, un peu fouillis, sont bourrés de choses inutiles, qui sont de comique médiocre.
Enfin, quand nous aurons dit qu’au Palais-Royal on a fait affiche neuve avec Chambre à part, trois actes de Pierre Véber, et le Gant, un acte de Maurice Hennequin et Paul Bilhaut, nous aurons parcouru le cycle delà quinzaine. Si vous nous demandez ce qu’est ce dernier spectacle, je vous répondrai que c’est une combinaison aimable et fine, trop aimable et trop fine pour le goût des spectateurs du Palais-Royal, auxquels on sert un verre de bordeaux, alors qu’ils préfèrent visiblement de l’alcool.
Au théâtre Sarah-Bernhardt, nous avons eu le régal d’une curiosité archaïque, Esther, la tragédie de Racine, restituée en
sa représentation au couvent de Saint-Cyr, c’est-à-dire avec tous les rôles joués par les élèves, au parloir du couvent, devant le roi Louis XIV et les privilégiés de la cour. On sait que Madame de Maintenon avait demandé à Racine une tragédie « innocente, touchante et simple », dont tous les rôles pourraient être joués par des jeunes filles, et le doux poète écrivit Esther, en trans
portant à la scène, après l’avoir édulcorée, la légende biblique d’Assuérus et de la juive Esther. La veuve de Scarron, qui avait fait représenter Andromaque, quelques mois auparavant, par les jeunes élèves de l’institution, avait trouvé que celles-ci s’étaient « trop passionnées », Esther permettait une interpré
tation plue calme. Madame Sarah Bernhardt a donc reproduit la mise en scène du temps, avec les costumes singuliers de la tragédie, comme on la joua, c’est-à-dire les panaches en « espa
lier », et cette vague note asiatique combinée avec la coupe du xvue siècle. Elle-même représentait le roi Assuérus, coiffé du diadème persan constellé de pierreries. La tragédie se précédait d’un prologue de M. Jean Sardou, prologue nécessaire, puisqu’il est la mise en œuvre de la représentation donnée devant le Roi, qui préside lui-même aux apprêts, se faisant le « contrôleur en chef » des billets d’invitation et l’installation des élèves dans leur sévère uniforme, sur les gradins qui leur sont réservés. Moreau, maître de chapelle et professeur de musique à Saint-Cyr, avait composé une partition pour soutenir les « mouvements » et accompagner les « chœurs », celle-ci était « fort touchante et bien appropriée aux paroles », a écrit Racine lui-même. Mais je crois que cette musique est aujourd’hui introuvable; on a donc confiéau compositeur Raynaldo Hann le soin de refaire une partition complète, ad hoc, il s’est très bien acquitté de sa mission.
Sa partition est fort belle et s’adapte admirablement au texte, le musicien ayant eu le louable souci de conserver à sa musique une allure d’époque.
Madame Eleonora Duse a terminé la série de ses représentations, qui ont été très suivies, par un gala, dont la Princesse Georges faisait le menu. Son succès a été considérable. Depuis Desclée, jamais le rôle n’avait été joué avec autant d’ampleur et d’émotion. Voilà qui doit encourager la célèbre artiste italienne à revenir à Paris, puisqu’elle y a trouvé l’accueil que mérite son talent.
Enfin, rappelons, pour mémoire, que le mardi 18 avril a été rendu, par la première chambre du Tribunal civil, sous la pré
sidence du président Turcas, le jugement attendu dans le procès intenté par le directeur des Folies-Dramatiques et les auteurs dissidents à la Société dite des Auteurs dramatiques. Ce juge
ment, conforme aux conclusions du ministère public, a bien été celui que nous faisions prévoir. Il donne absolument gain de cause à la Société des Auteurs dramatiques. Alors, maintenant que c’est « taillé », il n’y a plus qu’à « coudre », comme disait la reine Catherine de Médicis, c’est-à-dire à transiger, ce qui doit être facile, puisque chacun y trouvera son compte.
FÉLIX DUQUESNEL.
* L’immense succès obtenu par le Duel, au Théâtre-Français, a déterminé la Direction à consacrer à l’œuvre capitale de Henri Lavedan un numéro spécial qui paraîtra à la fin de mai.
N. D. L. D.