MADAME CROSNIER


Cen’est pointtrente, c’est cinquante-sept années de théâtre que comptait la bénéficiaire de quatrevingt-quatre ans, au profit de laquelle Madame Duse a organisé une représentation. Cinquantesept années! Oui, car, depuis son début, à quinze ans, en 1835, au théâtre de Lisbonne que dirigeait son oncle, Emile Doux, Madame Crosnier n’a guère quitté les planches qu’en 1892 et tou
jours le démon de la scène l’a tenue, et il la tient encore. C’est cette femme qui, un soir de Germinie où elle jouait Made
moiselle de Varandeuil, bien peu de temps avant qu’on ne lui donnât sa retraite, — sa retraite ! — disait à Edmond de Con
court : « Ah ! il y a des jours où l’on joue comme on ne joue qu’une fois... Samedi, aux applaudissements de la salle, j’ai eu le sentiment que je jouais comme je n’ai jamais joué... Quand je suis rentrée dans ma loge, j’avais les yeux tout brillants, et ma fille m’a dit : « Ah! tu sais, maman, il ne faut pas te donner « toute, ainsi que tu l’as fait ce soir... » Eh bien ! aujourd’hui, non, c’est vrai, je ne suis pas la femme de samedi ! » C’est beau, cet aveu tiré de soi, et celle qui est capable de « se donner ainsi toute » à soixante-douze ans, est bien une artiste et une vraie.
D’autant qu’elle est venue au théâtre, non par coquetterie, pour y montrer de la jeunesse et de la beauté, pour y trouver une mise en scène aimable qui préparât d’autres succès, mais par vocation, pour y jouer « le caractère ». Après Lisbonne, elle était entrée au Conservatoire de Paris et elle travaillait dans les classes de chant; on lui prédisait une belle carrière d’opéra; à la suite d’une cruelle maladie, elle perdit sa voix ; mais elle voulait faire du théâtre : elle rentra dans les classes de comédie, dans celle de Samson, et Samson lui fît passer son examen dans le rôle de la Madame Pernelle. Cela semble une ironie : c’est la marque de vocation : tant d’autres, la cinquantaine passée et trépassée, restent des amoureuses de marque et des ingénues de fondation, telle Mademoiselle Mars en ses temps de divinité, qu’il faut bien, pour le contraste et la rareté du fait, pour la joie des gens d’esprit et pour la revanche des ingénues, qu’il se trouve des Crosnier et des Jouassain pour s’emparer à vingt ans des rôles de duègne. Au moins les divines doyennes, semper virentes, ne sauraient-elles les leur disputer.
En mai 1846, la voici pensionnaire à la Comédie-Française. Elle débute, elle a du succès, mais c’est un succès de talent, et, pour les débutantes, il n’y a que le succès de beauté qui compte. Ce n’est point qu’elle n’ait de la beauté, mais c’est une beauté froide qui s’accommodera des années et s’affinera avec elles, c’est une beauté d’emploi ; elle est née duègne ou confidente, et elle ne fait pas la recette du minois. Alors le commissaire royal Buloz, leterrible Savoyard,la laissedans son coin. Comme elle réclame et qu’elle demande un rôle par mois, aux termes du décret de Moscou, Buloz lui octroie son congé. Bonne affaire : en 48,il n’est pas de petite économie.
En 49, Rachel fait tournée; elle choisit sa troupe; l’en met : c’est trois mois de bon et, après, pour l’hiver, un petit engage
ment à l’Odéon. Dès lors, cette vie : l’été, tournée, le plus souvent avec Rachel:— car, avec elle, en 5o, l’Angleterre et l’Allemagne; en 53, Londres et la Belgique; à la fin de 53, la Russie — et, l’hiver, des engagements de province. En 51, sans Rachel, elle joue par toute l’Allemagne; en 52, à Lisbonne; en 5q, grâce à Rachel, qui l’impose, elle rentre aux Fran
çais, mais elle se dégoûte, a des ennuis, parle trop net, se souvient trop qu’elle est Madame Pernelle.
Elle s’est mariée, elle a des enfants qu’elle adore ; elle se retire du théâtre à la muette ; son mari est dans les affaires, mais il n’y réussit pas; il faut reprendre le travail, gagner sa vie et la vie des enfants, et puis les planches ! Elle en a la nostalgie et le rêve. Mais Rachel est morte; elle n’a ni protecteurs, ni bons amis. Pas d’engagement! Si!... au théâtre de Belleville, et, cinq années durant, elle y joue,— quoi ? tout : grands premiers rôles, coquettes marquées, mères nobles, duègnes, et le reste. Une chance : un engagement au Gymnase! On va signer : ça craque. Un autre au Vaudeville, mais quoi ! pour jouer deux mois durant, devant les banquettes, le prologue de l’Abîme. En façon de réconfort, il y a les matinées Ballande, le Radeau de la Méduse !
Il y vient pourtant du monde à ce radeau. On la voit, on l’écoute, on la comprend : cela rapporte un engagement à Londres et, à Londres, c’est du succès. Et, après Londres, Pierre Berton la fait engager à l’Odéon. C’est en y3. La voilà revenue presque au lancer, et après quels déboires! Elle a cinquante ans, elle est passée maîtresse en son art ; elle peut tout jouer du répertoire : la Comtesse des Plaideurs, Béline du Malade, Bélise des Femmes savantes, Pernelle de Tartufe, Marceline du Mariage. Et elle crée des rôles : Madame Coupry de la Maîtresse légitime, Madame Dumesnil de la Demoiselle à marier,
Anfissa des Danicheff, Mademoiselle Leblanc de Mauprat. Elle se donne beaucoup de mal; elle a des déboires, on lui distribue des pannes, et elle les prend : il faut vivre. N’importe, elle aura la Mère Archambault de Jack, elle aura Catherinette de la Maison des deux Barbeaux, la Mère Renaud de TArlésienne, la Tante Portai de Numa Roumestan, la Mère Pierrot de l’Enfant pro
digue, Mademoiselle de Varandeuil de Germinie; alors « elle se donnera toute » et ce sera beau, ce sera aussi vrai, aussi juste, aussi complet que peut être l’impression du théâtre dans sa transposition de la vie. Deux maîtres, Alphonse Daudet et Edmond de Goncourt, l’ont mise au premier rang de leurs inter
prètes, cette Crosnier, dont on ne parle qu’avec une nuance de tendre respect, car, avec la passion de son art, elle a gardé la liberté de son verbe, et, durant toute sa vie, elle est restée pauvre, serviable et droite. Elle y a porté une conscience, elle y a eu un caractère, car elle est si bien entrée dans la peau de ses rôles qu’ils lui sont devenus une nature, ou plutôt c’est sa nature même qu’elle a confondue avec eux, de façon que l’art chez elle consiste à être supérieurement elle-même.
A présent elle est vieille, bien vieille — et elle est pauvre. Après des succès comme ceux qu’elle emporta de haute lutte, pas de pain, s’il n’y avait pour lui en donner par un travail obstiné un filial dévouement digne de tous les prix Montyon. Des repré
sentations de retraite qu’elle donna, une, à l’Odéon, ne couvrant pas ses frais, on la remit; une autre, à la Gaîté, en 95, eut un succès... d’estime. — Voilà dix ans de cela. Depuis lors, on lui a souvent promis qu’on penserait à elle, mais il y a, paraît-il,
chez les comédiens français, bien de la misère, puisque pour cette pauvreté-là, on n’a trouvé moyen de rien tenter.
Grâces soient rendues à celle-là qui vint d’Italie, apportant avec son admirable talent, son âme toujours neuve, ouverte à tout ce qui est généreuse ardeur, dévouement et charité, à celle-là qui, pour la doyenne des comédiennes de France, a fait le joli geste de tendre l’aumônière et qui lui offre par surcroît la consolation et la joie d’un suprême beau soir.
FRÉDÉRIC MASSON.