LA QUINZAINE THÉATRALE


A la Comédie, nous avons eu, celte quinzaine, la représentation du Réveil, trois actes de M. Paul Hervieu, sorte de comédie drame, en cette forme très personnelle que pratique l’auteur. Le Réveil est un nouveau chapitre à ajouter au grand roman des « Rois en exil ». Ça n’est pas le premier, et ça ne sera pas le dernier. En voici l’argument rapide : le prince Grégoire est un
souverain détrôné de je ne sais quelle principauté des Balkans, — bien commodes, par parenthèse, les Balkans, on y taille, à son gré, des royaumes imaginaires à l’usage du théâtre, — repoussé par son peuple, Grégoire n’a aucune chance de remonter sur le trône, mais une conspiration habilement ourdie, grâce à des partisans dévoués, a popularisé le nom du prince Jean, son fils, qui bénéficie de sa jeunesse, sympathique, comme
tout ce qui est nouveau; il n’a donc qu’à se présenter pour mettre, comme l’on dit, le pied sur les marches, ce qui per


mettrait à l’ambition paternelle de se satisfaire, par procuration.


Le malheur, c’est que Jean est sans ambition, il se moque bien de ces quatre planches de bois blanc recouvertes d’un tapis, qu’on appelle le trône. Il a un tout autre objectif... l’amour ! Il est amoureux, et sa seule préoccupation est de convaincre la femme qu’il aime, et de l’amener au rendez-vous décisif. Celleci, c’est la belle Thérèse de Mégée, pas insensible, non certes, mais sur résistance, qui, jusqu’à présent, a refusé de l’aller rejoindre dans une maison mystérieuse de Passy, où, chaque jour, Jean l’attend en vain.
Cependant le prince Grégoire ne veut pas que son fils s’endorme dans les délices de Çapoue, il faut qu’il reprenne cette couronne qui l’attend, car, de tous côtés, le pays se soulève et acclame Jean, le fruit nouveau poussé sur le vieil arbre. Jean se dérobe, malgré les prières et aussi les invectives paternelles,—la scène est terrible, violente, et bien conduite ; dans les couloirs, le soir de la « première », on la qualifiait de « Royale Engueu
lade », — et son père lui accorde un répit de deux jours pour obéir et faire sa soumission. Thérèse de Mégée, qui a tout entendu, a compris que celui qu’elle aime va jouer sa vie. Ce retour aux Balkans, c’est la mort pour Jean, — il est de tradition que dans ce pays tous les souverains meurent assas
sinés — : « Je veux que vous viviez! s’écrie-t-elle. — Je consens à vivre, si vous m’aimez! réplique Jean; soyez à moi, ou je
pars!! » Ceci constitue le premier acte, « le plus heureux des trois », peut-on dire.
Thérèse de Mégée va donc au rendez-vous, dans la fameuse petite maison de Passy ; mais là, elle se trouve en présence du prince Grégoire, ou plutôt d’un certain Siméon Keff, l’âme damnée du prince. Et ceux-ci lui jouent une lugubre comédie. Jean est enlevé sous ses yeux, emporté de force, et elle entend au loin le bruit d’une lutte et des cris de détresse, auxquels suc
cède un silence lugubre. Keff revient et lui annonce que Jean vient d’être aé sassiné par les conjurés, qui en ont fait justice. Il a été frappé au cœur, il est mort ! Elle n’a donc qu’à se retirer. En vain elle pleure, prie, supplie, demande à voir son amant une dernière fois. Keff lui fait comprendre qu’elle n’a plus qu’une conduite à tenir, si elle veut sauver son honneur, dont le sacrifice est bien inutile, se retirer en silence, rentrer chez elle et dominer son émotion. « Elle te croit mort et t’aura bien vite oublié ; allons, viens! », crie le prince Grégoire à son fils Jean; et, comme celui-ci veut s’enfuir, son père le retient prison
nier, pendant le temps nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre d’oubli.
L’oubli, il se fait fatalement, et aussi le « réveil » de la mère et de l’épouse, c’est le sang-froid reconquis après l’ivresse. Et lorsque Jean, que Thérèse de Mégée croyait mort, s’étant échappé, reparaît à ses yeux, après le coup de l’émotion violente
que lui cause l’apparition imprévue, elle se refuse quand même à revenir sur ses pas. C’en est fait de l’amour! ainsi que l’avait prévu ce vieux renard de prince Grégoire. Thérèse n’a plus qu’à rentrer dans son ménage et à redevenir épouse et mère : « Voilà le bonheur, Mesdames ! » comme on dit aux Variétés. Quant au prince Jean, il n’a plus qu’à partir pour les Balkans, où il fera sans doute le bonheur de son peuple, jusqu’au jour où on l’assassinera, conformément aux traditions du pays.
Le drame de M. Paul Hervieu, où l’on retrouve la qualité d’invention de l’auteur, et aussi son défaut, qui est la séche
resse, est intéressant et ne manque ni de vie ni de mouvement. Le malheur est qu’il va en déclinant : le premier acte est supérieur au second, visiblement meilleur que le troisième, ce der
nier se termine en « queue de poisson ». Julia Bartet est très belle dans le rôle de Thérèse de Mégée, elle excelle dans les situations d’émotion violente, de saisissement dramatique, qu’elle rend avec une admirable sincérité. Mounet-Sully — le prince Grégoire — perd de son héroïsme coutumier, à porter un veston moderne, et à remplacer le casque ou la toque, parle cha
peau melon. — Mademoiselle Bergé, la lauréate de comédie du concours de cette année, débutait par le rôle de Rose de Mégée, où elle a fait bonne promesse.
Nous avons raconté, dans notre dernière chronique, comment on avait failli engager Mademoiselle Henriette Roggers, du Vau
deville, chez Molière, et comment l’engagement ne s’était pas réalisé. Mais voici, cette fois, que soudain, sans tambour ni trom
pette, on a engagé Mademoiselle Berthe Cerny, également du même Vaudeville, pour tenir, à la Comédie, l’emploi qu’on desti
nait à Mademoiselle Roggers, celui des grandes coquettes et jeunes premiers rôles. Voilà qui est bien, car, sans offenser la Comédie, qui est une personne vénérable, il est certain qu’elle a besoin de renforcer sa troupe, — surtout du côté féminin, — qui est brèche-dents de quelques emplois.
Nous avons eu, chez Antoine, une pièce nouvelle de M. François de Curel, le Coup d’aile, trois actes qui eurent leur histoire avant la première. Guitry, après avoir reçu la pièce, d’enthou
siasme, s’est désenchanté et n’a plus voulu la jouer. Antoine l’a recueillie. C’est, d’ailleurs, une œuvre étrange,pas banale, qui ne plaira pas à demi, mais aura ses admirateurs et ses détracteurs, suivant l’angle sous lequel on l’examinera. C’est du théâtre d’exception, qui ne saurait passer indifférent. Ce que je lui reprocherai, c’est d’exhiber surtout des phénomènes, de manquer de clarté, et de confiner parfois au symbolisme. A l’action prin
cipale du drame, qui s’expose en quelques scènes d’une rare vigueur, s’entremêlent des digressions à propos du drapeau, où chacun disserte à sa manière sur l’emblème du devoir et de l’honneur, en des propos qui tournent à la conférence, alors que le dernier mot, la conclusion, me semble donné en termes très simples, par un brave homme de colonel qui n’y cherche pas malice.
Au Châtelet, c’est avec une féerie nouvelle, les Quatre cents coups du Diable, qu’on a inauguré l’année 1906. C’est, ici, une féerie de belle mise en scène, admirablement montée. Le cane
vas n’est pas bien nouveau, c’est l’éternelle redite de la féerie, toute « en ficelles ». Il faut croire, toutefois, que le canevas est solide, puisqu’il résiste depuis près d’un siècle. Mais, en
revanche, il y a une orgie de merveilleux costumes, étincelants de paillettes, dans une heureuse combinaison de couleurs, et aussi des effets décoratifs très réussis, entre autres, un « Jardin de Paris », avec ses illuminations, son orchestre, ses promeneurs et ses promeneuses, tout à fait séduisant par sa rare élégance ; un défilé des ambassades de tous les pays du monde, dans le magnifique palais de la reine de Styrie, formant des groupes qui repré
sentent, avec danses nationales variées, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, la Russie, l’Allemagne, la Hollande, et la France, qu’on reconnaît tout de suite à son « chahut national ». — Il faut citer