encore une curiosité panoramique, la « Revue de cent mille hommes ». Ils sont bien là cent mille, en effet. Le presti
gieux pinceau d’Amable a bientôt fait de lever une armée. Celle-ci s’étend dans l’horizon d une plaine immense, comme le
champ de bataille de Sadowa, où deux millions d’hommes auraient pu se détruire à l’aise. Et c’est là que s’accomplit la revue des troupes, aux uniformes étincelants, les premiers plans défilant, sous les yeux des spectateurs, tambours battant, clai
rons sonnant, alors que les autres corps d’armée se profilent au lointain. L’illusion est complète, et le spectacle saisissant. Amable en a fait un chef-d’œuvre. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que la première idée de ce panorama animé revient au maître Chéret, le grand décorateur, qui en fit jadis l’essai, à l’Odéon, dans Balsamo, à l’acte inoubliable des écrasements de la place de la Concorde. Les acteurs d’une féerie ne comptent guère, à l’ordinaire ; il faut cependant citer ici Claudius, qui, du pre
mier coup, passe Jocrisse étonnant de fine bonhomie, plein d’esprit et de comique aiguisé.
Enfin, pour nous mettre en règle avec tous les théâtres, nous citerons encore, parmi les nouveautés, la Veine de..., vaudeville en trois actes, de MM. Henri Kéroul et A. Barré, une farce de grosse qualité, qui a fait rire, avec des situations sans queue ni tête, avec des poursuites à coups de pied plus bas que les reins, et des poignées de gros sel jetées à pleines mains.
Le Théâtre des Folies est, comme vous savez, un des deux théâtres schismatiques frappés d’interdit par la Société des Auteurs dramatiques, et les auteurs d Une Veine de... se sont trouvés sous le coup des revendications pénales de leurs con
frères, pour avoir donné une pièce sur une scène qui est sans traité avec la société dont ils font partie. Déjà MM. Tristan Bernard et Godfernaux avaient été expulsés de la société, pour un fait analogue, la représentation de Triplepatte, à l’Athénée; nul doute que MM. Kéroul et Barré ont été frappés d’une péna
lité analogue. La guerre est maintenant ouverte entre la Société des Auteurs dramatiques, et le Trust des Théâtres, représenté, à cette heure, par les deux dissidents : l’Athénée et les Folies- Dramatiques. C’est une querelle absurde et tout à fait fâcheuse, dont le résultat définitif pourrait être de créer des théâtres sans auteurs, d’un côté; et de l’autre, des auteurs sans théâtres. Personne n’y trouvera son compte, pas même le publie, que ces discussions intestines commencent à écœurer.
On a célébré, sur la scène du Châtelet, la centième représentation de l’œuvre des Trente Ans de Théâtre. Ce fut une triomphante affirmation de la solidarité qui unit tous les comé
diens entre eux. C’est une œuvre vraiment généreuse que cette fondation, qui fait le plus grand honneur à celui qui l’a créée, Adrien Bernheim. Elle a pour but de venir en aide aux vieux comédiens à qui la fortune n’a pas souri. Grâce à ce bienfait, les pauvres diables dévorés de misère trouvent l’immédiat réconfort, celui qui permet d’attendre le lendemain,
le morceau de pain qui calme la faim de la journée, car le secours qu’on délivre aux misérables a un mérite : la rapidité; et celui-là est le plus grand de tous les mérites. Distribuer des secours c’est parfait, mais où trouver des res
sources? Là était le problème à résoudre. Où trouver l’argent? A qui le demander?... Aux artistes eux-mêmes,,dont la cha
rité est inépuisable, surtout quand il s’agit de venir en aide aux camarades. C’est donc à eux qu’on s’est adressé, et c’est grâce à eux que furent organisées, avec un zèle infatigable, les belles représentations des Trente Ans de Théâtre, qui furent données un peu partout, dans des théâtres excentriques, dans des hangars, dans des granges, avec le concours de nos plus grands artistes, qui, tous, tinrent à honneur d’être de la fête. C’est ainsi que, tout à la fois, fut alimentée la caisse et créé un courant de fécondes représentations populaires qui portèrent jusqu’aux extrémités des banlieues la bonne parole des chefs-d’œuvre de notre répertoire national, le plus beau qu’il y ait au monde.
Il y avait une singulière difficulté technique à combienr ces représentations ; c’est à force d’ingéniosité qu’on y est parvenu, et la 100e représentation, d’une composition merveilleuse, a été comme le couronnement de l’édifice, le maximum de ce qu’il était possible. Sous ce litre : Les Refrains d’Offenbach, on y a
passé en revue les airs les plus populaires du maître : Geneviève de Brabant, la Périchole, Orphée aux Enfers, l’Ile de Tulipatan, Madame Favart, la Grande-Duchesse, la Chanson de Fortunio,
le Docteur Ox, que sais-je encore, ont tour à tour défilé devant le spectateur charmé, avec une distribution sans pareille, et qu’on ne réunira plus jamais. Huguenet, Cooper, Bouvet; Mes
dames Judic, Simon-Girard, Mariette Sully, Miss Campton, entre autres, ont pris part à ce spectacle qui fut superbe et fructueux.
Cependant qu’à Londres, le Nen> Royalty Theatre, le nouveau théâtre français dont nous avons parlé, a ouvert ses portes,
avec grand succès. C’est Réjane qui a commencé la série, avec Huguenet pour partenaire. On a joué successivement la Souris, de Pailleron, et Décoré, de Henri Meilhac. Le roi Edouard VII
a assisté à une représentation de Décoré. La présence du Roi, en Angleterre, est le meilleur lancement d’un théâtre. Après lui, tout le monde y passe. C’est dire si les représentations de la troupe française sont suivies.
Le monde des théâtres a fait, cette quinzaine, des pertes sensibles ; nous avons à enregistrer d’abord la mort d’une des plus grandes tragédiennes lyriques de ce temps, Gabrielle Krauss. Elle avait quitté le théâtre déjà depuis plusieurs années, et s’était retirée encore en pleine possession de ses moyens. Elle
était née à Vienne et avait étudié le chant au Conservatoire de celte ville, et débuta au Grand Théâtre. Elle arriva à Paris vers 1872, débuta dans la Juive et créa, à l’Opéra, Aida,
Polyeucte, le Tribut de Zamora, Sapho, Henry VIII. Elle était l’interprète ardente, qui se donne tout entière. Après s’être reti
rée de la carrière active, elle s’était adonnée au professorat. — Ensuite celle d’Edouard Blau, qui fut un des librettistes du Cid, du Chevalier Jean, de Maître Andréa, de la Coupe du Roi de Thulé, de Werther, etc. — et aussi celle de Mademoi
selle Marie Montchanin, qui fit longtemps partie de la troupe chorégraphique de l’Opéra, où elle eut quelques succès. Elle s’était retirée déjà depuis plusieurs années, mais elle avait la passion du théâtre, et c’était une assidue des répétitions géné
rales. Elle n’en manquait pas une. On l’y voyait toujours très élégante, d’allure correcte et distinguée. C’était une femme aimable et discrète. Très bien conservée, après avoir été remar
quablement jolie, elle avait laissé réputation de beauté dans le corps de ballet.
Gaillard, le brave Gaillard, qui fut, pendant bien des années, le souffleur de la Comédie-Française, est mort , lui aussi, il y a quelques jours, et cette mort fut un drame, car le malheureux s’est suicidé. Il avait été enfermé à Sainte-Anne, à la suite de troubles cérébraux, qui avaient donné quelques craintes pour sa raison. Libéré, depuis plusieurs mois, il semblait plus calme, mais il avait la nostalgie des planches et le regret de sa profession. 11 était inconsolable d’avoir quitté sa « coquille », —-ainsi appelle-t-on la boîte de bois sous laquelle se place le souffleur, — et avait tenté, à diverses reprises, de rentrer au théâtre, ce qui n’avait pas été jugé possible, étant donné son état toujours douteux. Le philosophe qui a dit que l’habitude était une seconde nature n’a pas menti, car il faut que l’habitude ait une bien grande influence sur l’être humain, pour qu’on puisse concevoir que le chagrin d’avoir cessé le métier de souf
fleur ait été assez vif pour pousser le malheureux Gaillard à se donner la mort.
Je me souviens d’avoir connu un souffleur qui avait dû abandonner son trou pour cause d’infirmités, et qui, lui aussi, était inconsolable. Il s’était retiré à la campagne, avec de petites rentes, au bord d’une rivière. II était grand amateur de la
pêche à la ligne, et s’adonnait à son penchant; on pouvait le croire parfaitement heureux... Point ; le théâtre lui manquait. C’était à ce point que tous les soirs, à l’heure réglementaire, il prenait une de ses brochures du répertoire, et se mettait à souf
fler... un acteur idéal, qui ne savait pas son rôle. Il regrettait tout ce qu’il n’avait plus : la foule, l’ambiance, l’activité, voire les comédiens bafouilleurs. Le pauvre diable ne s’est pas suicidé. Il n’a pas eu besoin d’avoir recours à ce moyen extrême pour quitter la vallée de larmes; au bout d’un an,il est mort d’ennui !
FÉLIX DUQUESNEL.