MADAME GABRIELLE KRAUSS


1842-1906 MAdame Gabrielle Krauss, l’artiste sublime, la
tragédienne lyrique puissante et inspirée, vient de mourir, et je voudrais tâcher de dire ce qu’elle a été : il me semble que c’est un peu une dette de reconnaissance que j’acquitterai là, car je lui dois quelques-unes de mes plus fortes impressions musicales; et si notre géné
ration lui a connu des émules, sinon des égales, nulle, parmi les plus grandes, ne m’a ému davantage. Elle fut une des plus admirables cantatrices du siècle dernier, l’une de celles où s’épanouirent le plus com
plètement tous les dons du grand soprano dramatique, guidés par un art profond et une volonté souveraine; et la trace qu’elle a laissée sur notre scène lyrique est de celles qui ne s’effacent pas, car elles restent toujours en exemple.
C’est dans Paris, devenu sa seconde patrie, qu’elle a voulu surtout vivre, qu’elle est morte, âgée seule ment de soixante-quatre ans, et qu’elle repose. Aussi bien avait-elle conquis de haute lutte cette espèce de naturalisation. L’histoire de son adoption par le public parisien, qui finit par être si complète qu’à peine semblet-il juste de compter cette artiste admirable comme une étran
gère, montre bien avec quelle force irrésistible et décisive,
un talent vrai et inspiré, une nature énergique sait s’imposer et convaincre.
Je ne puis m’attarder ici à ses premières années de travail acharné, dans son pays, à Vienne : au Conservatoire, puis avec Madame Marchesi, puis à l’Opéra, dès i860, où, en dehors du répertoire, ce que nous retiendrons surtout, c’est qu’elle avait incarné Elisabeth et Vénus de Tannhœuser, Eisa de Lohen
grin, Senta du Vaisseau-Fantôme... qu’elle eût pu si magistralement créer chez nous,
— si l’heure wagnérienne avait sonné vingt-cinq ans plus tôt ! Mais il faut dire son apparition, en 1867, sur la scène des Italiens, où, comme à Vienne, elle dut lutter d’a­
bord ; car on n’impose pas en un jour une originalité dra
matique comme la sienne, et les dilettanti de cette salle ne pouvaient vraiment que se sentir un peu déroutés. Il faut rappeler que ce théâtre lui dut ses dernières années
de gloire. Elle parut dans 11 Trovatore et Lucre\ia Bor
gia, Otello et Polinio ou Un
Ballo in manchem... On la vit dans Jl Templario. Rigoletto et la Serva Padrona,
dans Piccolino et Sémiramide...Et sans doute, sa voix, son style prenaient des as
pects un ne,u âpres et rudes dans leur forte saveur. Mais bientôt aussi, l’ampleur, la noblesse de ce jeu nouveau, la richesse de ces accents chaleureux, forçaient l’émo
tion et arrachaient l’enthousiasme ; car, avec « l’air tra
gique et fatal de Rachel, un jeu plein de domination, une fierté superbe », on admirait sa grande variété pouriant dans l’interprétation des divers caractères.
Aussi bien son triomphe, presque dès ses débuts, fut la Donna Anna de Don Juan, et
je crois bien que ce rôle sublime restera la perle la plus précieuse de son écrin. D’autres avant elle s y étaient montrées admirables, nulle depuis n’a même pu rivaliser avec son souvenir. C’a été une véritable incarnation, et celle qui peut-être a fait le plus harmo
nieusement valoir les qualités de l’artiste ; car l’interprétation de ce personnage exige un profond sentiment dramatique avec un goût parfait, une passion ardente mais contenue, une expression pathétique dans un style plein de distinction et de sobriété, et Gabrielle Krauss avait tout cela, comme sa nature même. En 1868, en 1870, en 1875, en 1880, chaque fois qu’elle a repris le rôle, en français comme en italien, elle a ravi les plus difficiles......
Oublierai-je aussi Fidelio, qui faisait dire un jour à M. Ernest Reyer : « Depuis le jour où j’entendis Madame Krauss dans
Fidelio, j’ai épuisé pour cette grande artiste toutes les formules de l’éloge. Je l’écoute avec ravissement, au concert comme au théâtre, parce qu’elle a le feu sacré, parce qu’elle m’émeut, parce qu’elle est une admirable musicienne, parce que son talent est presque du génie... »
Et comment omettre Guido et Ginevra, son dernier triomphe sur cette scène?— « Qu’elle était belle (écrivait Théophile Gautier), la grande artiste, pâle comme le marbre des monu
ments qui l’entouraient, les prunelles dilatées, les cheveux
épars, la bouche entr’ouverte, la chair frissonnant au contact glacial du tombeau, tâtant avec effroi, de ses mains convulsives, le suaire dont elle est enveloppée, en proie à l’horreur, du néant et se débattant sous le cauchemar de celte idée : « Etre « enterrée vivante ! » L’art ne saurait aller plus loin. »
C’était en 1870. Les événements éloignèrent pour quelques années Gabrielle
Krauss, que l’on vit à Bade, à Naples, à Milan..., dans la Sonnambula, dans Manfredo et Bianca Or«/« (de Peirella), dans Aida, Ruy-Blas, enfin Fosca (de Gomès), aux côtés du jeune Maurel. Elle repa
rut bien un instant aux Italiens de 1873, dans ses prin
cipaux rôles et aussi celui de Norma, qu’elle n’avait pas encore joué. Mais son retour ne compte vraiment qu’avec l’inauguration du nouvel Opéra, en 1875.
A peine est-il besoin de rappeler l’effet souverain pro
duit, dans les grands rôles du répertoire, dans la Juive, son début, dans les Hugue
nots ou Robert le Diable, puis l’A fric aine, dans le Frei
schütz ou Don Juan, par cette physionomie énergique, au caractère essentiellement évocateur,au regard profond, par ce geste sobre et large, par cette intensité d’expres
sion dans l’émotion du jeu, par cette distinction de style, par cette voix puissante qui savait se plier, à l’occasion, aux plus délicates broderies de la mélodie.
Ses créations ne lui valurent pas de moindres triomphes. Sans compter la Jeanned Arc de Mermet (res
souvenir pour elle d’une autre Jeanne d’Arc, celle de l’An
glais Holmes, aux Italiens de 1870), la Pauline de Polyeucte
Photo P. Nadar.
Mme GABRIELLE KRAUSS
Rôle de Selika. — L’A FRICAINE