LE MOIS MUSICAL


Jjamais saison musicale ne fut plus riche, plus variée et plus séduisante que celle du mois qui vient de s’écouler, et je ne puis prétendre, en quelques lignes, à en donner qu’un aperçu très superficiel, une façon de relevé documen
taire des œuvres et des interprètes. Opéras italiens modernes, ballets russes, drame lyrique allemand (car Salomé poursuit sa course triomphale) ; école française ancienne et nouvelle, tout s’est trouvé réuni !...
L’éclat de la saison italienne surtout, organisée par les soins de M. Gabriel Astruc, avec la Metropolitan Opéra Company de New-York, a dépassé tout ce qu’on en pouvait attendre. Elle comportait six œuvres, chacune exécutée trois fois : de Verdi, Aida, Otello et Falstaff; de Puccini, Manon Lescaut; de Mascagni, Cavalleria rusticana ; de Leoncavallo, I Pagliacci. Sauf cette dernière, conduite par M. Podesti, c’est le maestro
Arturo Toscanini qui les a toutes dirigées, par cœur suivant son habitude; et son geste irrésistible, la vie incroyable qu’il dégage autour de lui et sur la scène, la précision avec laquelle il semble évoquer et soutenir chacun des éléments instrumentaux ou vocaux dont la cohésion crée l’œuvre d’art, ont produit une impression extraordinaire, triomphalement soulignée.
Ce triomphe, ces acclamations sans fin, un public d’élite les a prodigués avec enthousiasme, avec une émotion comme éblouie, aux artistes qui composaient cette troupe incomparable. En tête brillait M. Caruso, dont nous connaissions un peu la voix si étonnamment pure, au timbre si pénétrant, au brio si chaleureux, mais non, quand l’occasion s’en présente,l’expression ardente et le jeu pathétique. Fier et plein d’élan dans Radamès, il a fait verser des larmes (car il en versait lui-même) dans Paillasse et dans Des Grieux. A côté de lui a triomphé M. Amato, baryton magnifique de souplesse et d’éclat, comédien excellent,
qui fut Amonasro, lago, Alfio, Canio, Lescaut, farouche et rieur, exubérant et concentré tour à tour. Puis voici M. Slezak,
Otello gigantesque, superbe, inoubliable; M. Scotti, Falstaff étonnant d’ampleur et de finesse à la fois; M. Jadlowker, un jeune ténor très vibrant dans Turriddu et Fenton ; MM. Pini- Corsi, de Segurola, basses puissantes... Voici l’admirable Aida que fut Madame Destinn, dramatique avec un goût parfait, exquise infiniment; voici Mesdames Fremstad, touchante
Santuzza; Louise Homer, au medium superbe, également attachantedans la fière Amnéris et dans la plaisante mistress Quickly; Frances Aida, Desdemona et Nanetta, d’une jeunesse idéale, d’une grâce vocale charmante ; Lucrezia Bori, Manon d’un brio plein de couleur; Bella Alten, Alice et Nedda, ravissante de voix et de beauté; Maria Rappold, soprano aux notes pénétrantes... Et ces chœurs incomparables, ces chœurs de gens qui ont un plaisir manifeste à bien chanter et à bien jouer, faut-il en oublier les pianissimi délicieux, l’éclat sans rival ?
S’il fallait une preuve que Paris est mûr pour de nouvelles saisons italiennes annuelles, comme au temps jadis, ces soirées d’abonnement, qui remplissaient sans peine l’immense salle du Châtelet, l’ont, je crois, donnée sans réplique. La future scène internationale de M. Gabriel Astruc ne pouvait se fonder sur un plus éclatant succès.
Les soirées chorégraphiques russes n’ont pas dégagé une impression moins artistique, sur la scène de l’Opéra (entre les jours d’abonnement). Je n’ai pas à redire l’étincelante virtuosité, la grâce souple et sûre, le goût parfait de cette phalange d’ar
tistes venus de Saint-Pétersbourg et de Moscou, de ces Karsavina, ces Rubinstein, ces Fedorova... aux gestes pleins de charme naturel, aux pas d’un pittoresque séduisant; de ce Nijinsky, d’une légèreté si élégante; ce Fokine, mime si expressif et chef de ballet de premier ordre ; ce Rosay bondissant, ce Boulgakov expressif et original : nous les avons applaudis l’an passé et nous ne pouvons que remercier M. de Diaghilew de nous les avoir ramenés. Nous avons eu d’autres applaudissements encore pour les nouveaux venus : l’étourdissante Gheltzer,
la mignonne Lopoukhova, et le souple Volinine. Mais quel régal d’art que leur répertoire et les évocations prestigieuses qu’ils nous ont apportées ou rendues ! A côté de ces idéales Sylphides inspirées de Chopin, de cette étrange Cléopâtre, de ces somptueuses danses du Festin... déjà si appréciées de nous, une chaude et séduisante Shéhérazade, d’après le poème de Rimsky-Korsakoff, nous a fait pousser des cris d’admiration ; un curieux Carnaval a été esquissé sur la musique de Schu
mann; de délicieuses Orientales se sont épanouies à nos yeux éblouis, et la légendaire Giselle, d’Adam, nous a été rendue dans toute sa poésie romantique.
Les autres soirs, on applaudissait la Damnation de Faust à l’Opéra, non plus exécutée seulement, mais représentée et jouée. La tentative n’est pas nouvelle. J’en ai même raconté ici l’his
toire à l’époque où l’adaptation imaginée par M. Raoul Gunzbourg obtenait un si vif succès au théâtre Sarah-Bernhardt. On sait que Berlioz n’avait pas conçu son œuvre pour la scène, ni pensé à l’y porter, lui qui pourtant ne rêvait que succès de théâtre. Il en sentait le décousu et d’ailleurs l’irréalisation pra
tique. C’est à remédier à ces difficultés que M. Gunzbourg s’appliqua très habilement voici dix-sept ans. A l’Opéra, pour plus de fidélité à la lettre de la partition, sa version n’a été qu’en partie suivie ; de toute façon, la question reste controversée. Mais il est un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est l’extraordinaire Méphisto qu’est M. Renaud, voix mordante,
geste inquiétant, démarche « visqueuse »..., le chaleureux Faust qu’est M. Franz, et la pénétrante Marguerite que nous apparaît Mademoiselle Grandjean.
Une autre adaptation scénique a été tentée non sans succès, à l’Opéra-Comique, celle de l’admirable On ne badine pas avec
l’amour,d’ Alfred de Musset, par M .Gabriel Pie rné. Elle aussi prête à des discussions, mais pour d’autres raisons : une œuvre d’ana
lyse psychologique si subtile, comment en rendre en musique le
caractère délicat, la profondeur douloureuse ? M. Pierné s’y est pourtant employé avec succès. Il a su trouver de poétiques accents, de pénétrantes inspirations, encadrées de ces jolis tableaux populaires, de ces rêveuses impressions d’orchestre, de ces piquants rythmes populaires, où il excelle. M. Salignac et Mademoiselle Chenal l’ont d’ailleurs vaillamment secondé dans Perdican et Camille, et Madame Azéma-Billa fut une gracieuse Rosette, comme M. Vigneau un plaisant Blasius.
Le théâtre Apollo, de son côté, a eu la bonne idée de nous faire connaître une vive et pimpante partition déjà applaudie à Monte-Carlo (en 1906) et dont nous étions fort curieux ici : Hans, le Joueur de flûte, de M. Louis Ganne. C’est une chose
charmante que cette petite comédie lyrique, inspirée du fameux « preneur de rats de Haarlem » mais avec une anecdote et des idées symboliques toutes différentes et dont la musique, qui n’a nullement la prétention de viser plus haut que l’opérette, se dis


tingue par la clarté de l’idée et la franchise du rythme sans tom


ber jamais dans la vulgarité, en restant musicale. M.Jean Périer s’y est, une fois de plus, couvert de gloire ; on a bissé, trissé ses chansons, ses évocations, sa verve spirituelle. Ses camarades Gina Féraud, Alice Millet, Marfa Dhervilly, Defreyn, Paul Ardot l’ont secondé avec un entrain communicatif.
Il n’est pas jusqu’au Trianon-Lyrique, de laborieuse coutume, qui ne m’appelle encore, avant de terminer. Cinq reprises en moins de deux mois, et très réussies ma foi ! C’est Galatée,
avec Mademoiselle Morlet et M. Tarquini d’Or ; c’est le Jour et la Nuit, la jolie partition de Lecocq, avec Mesdemoiselles Lambrecht et Gallot, MM. Théry, Jouvin et Dumontier; la
Fille du régiment, avec Mademoiselle Lambrecht, MM. Théry et Foix ; la Timbale d’argent, de Vasseur, qu’on n’avait pas vue depuis 1897, avec Mesdemoiselles Lagard et Hilbert, MM. Du
montier et Théry; Rigoletto enfin, avec Mademoiselle Morlet, MM. Vincent et Bellet... Ah ! c’est une bonne école de scène lyrique que ce petit théâtre !


HENRI DE CURZON.