LA QUINZAINE THÉATRALE


LA Comédie-Française qui ne prend pas de vacances, et reste ouverte toute l’année, nous a donné, en une même soirée, la première repré
sentation d’une « tragédie bourgeoise », et d’un drame antique.
La « tragédie bourgeoise », car c’en est bien une, et ce titre un peu désuet convient tout à fait à la pièce de MM. Paul Bourget et Serge Basset, Un Cas de conscience, deux actes sobres, nerveux, et d’in
tense émotion. Les auteurs y exposent, en une action rapide, la la lutte de conscience d’un médecin placé entre la stricte obser
vation du devoir professionnel, et la certitude du mal que peut causer ce devoir accompli. La thèse, solidement posée, amène la solution nécessaire, qui est, avant tout, la soumission au devoir professionnel, sans préoccupation des conséquences. D’ailleurs, les auteurs ont esquivé la cruauté du dénouement écrit dans la nouvelle de Paul Bourget, dont fut extrait le sujet de la pièce, et y ont habilement substitué un dénouement plus généreux, plus « théâtre », celui du pardon suprême qui permet au spectateur, de retour au foyer, de pouvoir s’y endormir sans cauchemar.
Quant au drame antique, il a été joué, pour la première fois à la Comédie-Française, mais ce n’est, en réalité, qu’une reprise (à ce théâtre) d’une pièce créée à l’Odéon, le 6 janvier 1873, soit, simplement, il y a trente-sept ans.
Les Erinnyes constituent tout le bagage dramatique du grand poète Leconte de Lisle, qui n’eut que cette seule pièce représentée. Encore celle-ci n’est-elle qu’une adaptation des deux pre
mières parties de ÏOrestie d’Eschyle — Agamemnon et les Choéphores — traduites en vers admirables, d’une forme très colorée et très personnelle, «des vers terribles! » disait George Sand, à l’issue de la première représentation de l’Odéon — « des vers superbes ! » disait Victor Hugo, s’adressant au poète très ému, et il ajoutait : « Eschyle ne pouvait trouver un plus beau
traducteur...» —Tout le drame est, en effet, de grande envolée, sinistre et effrayant, alors que, chemin faisant, on y trouve des morceauxde premier ordre, tels que la «prophétiede Kassandre»; les « imprécations de Klytemnestre », après le meurtre d’Agamemnon; l’«invocation » d’Electre, au tombeau; et la scène si dramatique du « meurtre de Klytemnestre» par son fils Oreste.
En voyant représenter le drame de Leconte de Lisle, j’ai été frappé de la ressemblance de VOrestie avec VHamlet de Shakespeare, la situation et les moyens d’action sont les mêmes.
Je ne sais si le fait a jamais été relevé, mais il me paraît certain que le grand tragique anglais est le débiteurdugrand tragiquegrec.
Les Erinnyes ont leur histoire. Il est assez probable qu’elles n’auraient jamais connu la lumière de la rampe, et auraient été échouer, sous couverture jaune, chez Lemerre, l’éditeur du passage Choiseul, sans l’intervention d’un ami de l’auteur, Charles-Edmond — de son vrai nom, Koïeski — qui porta le manuscrit au directeur de l’Odéon. Celui-ci lut, presque séance tenante, reçut la pièce et la mit incontinent en répétition, avec une excellente distribution, où se trouvaient réunis les noms de Marie Laurent, Emilie Broisat, et aussi celui de Taillade. A la demande du directeur et au grand émoi de l’auteur, il fut adjoint au drame, une partie musicale, musique de scène, dont la com
position fut confiée à un jeune musicien, alors presque débutant, J. Massenet, qui se donna le luxe d’un chef-d’œuvre. Les répéti
tions n’allèrent pas sans encombres, et l’enfantement ne se fit pas sans douleurs. Le poète n’avait qu’une préoccupation, c’est que la musique, dont il se souciait assez peu, n’empêchât d’en
tendre les vers du poème. La musique fut discrète, exécutée par un orchestre de vingt-quatre musiciens (l’orchestre de Lulli, bois et cordes) sous la conduite d’un jeune homme nouveau
venu, comme chef d’orchestre, du nom d’Edouard Colonne — lequel a fait parler de lui, depuis — et le succès de la première représentation fut considérable. Mais, dès le lendemain, ce fut une indifférence douloureuse, malgré l’admirable interprétation, la beauté de la partition, et la maîtrise du poème. Au bout de douze représentations, les Érinnyes durent quitter l’affiche. Ce ne fut que quinze ans plus tard, vers 1888, sous la direction de
Porel, que, le snobisme s’étantmêlé de l’aventure, le grand succès d’estime se fit succès d’argent, pour quelques représentations.
L’auteur, à tout jamais, se dégoûta du théâtre. Il s’y était brûlé injustement les doigts, et ne s’y laissa pas reprendre. J’ai eu souvent occasion de comprendre son désenchantement. Trop
fier pour se plaindre, sa figure, tout impassible qu’elle était, trahissait parfois les blessures de sa conscience. Je me souviens de l’avoir rencontré un jour dans cette allée du Luxembourg dite de « Médicis », et je le vis s’arrêter, de loin en loin, en sa promenade lente et solitaire, jetant de singuliers regards sur ce faux temple de l’Odéon. Il y avait, dans ses yeux, tout à la fois de l’étonnement, du mépris, et comme l’expression d’une vieille rancune.
L’interprétation que la Comédie-Française a donnée au drame de Leconte de Lisle est convenable, mais sans grand éclat. Je ne vois qu’un rôle qui soit vraiment tenu avec supériorité, celui de Kassandra, où Madame Weber témoigne d’un réel talent. Elle y est de belle plastique, et sa voix, au timbre pénétrant, a des sonorités fatales et inspirées, tout à fait saisissantes.
La partition de J. Massenet, exécutée en coulisse, est à peine perceptible et a fait peu d’effet. Elle est vraiment écrite pour être détaillée en orchestre.
L’Académie des Beaux-Arts a rendu son jugement pour les prix de Rome (musique); le premier grand prix a été adjugé à M. Noël Gallon, par 18 voix, contre 8 à M. Paray, sur 26 vo
tants ; — le premier second grand prix, à M. Paray, par 23 voix, — et le deuxième second grand prix, à M. Marc Delmas.
Le grand prix de Rome, M. Noël Gallon, était le plus jeune des concurrents; Parisien de Paris, il est né le 11 septembre 1891. Il n’a donc pas encore dix-neuf ans, alors que M. Paul Paray, qui vient après lui, en a vingt-quatre; et le troisième couronné, M. Marc Delmas, en a vingt-cinq.
Tous trois sont élèves de la classe de M. Lenepveu, qui, par parenthèse, n’assista pas au concours, cloué à la chambre par une inopportune attaque de goutte.
Mentionnons, maintenant, un arrêt des plus intéressants, rendu par le Conseil de Préfecture, qui donne gain de cause à M. Porel, directeur du Vaudeville, sur une question de perception
du « droit des pauvres » soulevée par l’Assistance publique. On sait que, chaque année, le Théâtre du Vaudeville émet des « billets d’abonnement » à un tarif particulier, tarif réduit à forfait. Sous prétexte que ces billets pouvaient être vendus, par des tiers por
teurs, à des prix plus élevés que celui de ce tarif, l’Assistance publique prétendait prélever son droit du onzième, non sur le prix encaissé par le théâtre, mais sur celui du tarif régulier du prix des places affiché à la porte. La prétention était excessive, car le théâtre n’a vraiment pas à payer le droit des pauvres sur des sommes qu’il n’a pas perçues, et il n’a pas à suivre et à sur
veiller les tiers porteurs, sur lesquels il n’a à exercer aucune juridiction : ainsi en a très sagement jugé le Conseil de Préfecture, auquel la question était administrativement soumise.
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A enregistrer, aux tables nécrologiques, le nom de Georges Monval (de son vrai nom Mouvain), qui était entré à la Comé
die-Française au courant de l’année 1878, comme archiviste d’abord, puis secrétaire du comité, puis bibliothécaire-archi
viste, emploi où il avait succédé à François Coppée. Atteint d’une cruelle maladie des yeux, presque aveugle, il avait pris sa retraite en 1900. — Il avait passé par le Conservatoire, avait suivi les cours de Régnier et débuté à l’Odéon en 1874. Il avait créé, entre autres, le rôle du Pope, dans les Danicheff, et celui de Marat dans Balsamo. Très lettré, — il avait été reçu avocat, — il a publié quelques ouvrages relatifs au théâtre, et a collaboré avec Porel pour « l’Histoire de l’Odéon ». C’était un très brave homme, aimé et estimé de tous.
Et aussi le nom de Bourgault-Ducoudray, professeur au Conservatoire, compositeur de talent, très documenté et de véritable science musicale.
FÉLIX DUQUESNEL.